Connaissez-vous le nom de Bernard Natan? Saviez-vous que ce producteur et homme d’affaires dont l’histoire est digne de Hollywood fut, dans l’entre-deux-guerres, le roi du cinéma français?
J’avoue, pour ma part, que j’ai découvert son nom et son destin dans la formidable enquête historique que lui consacre Dominique Missika: «L’affaire Bernard Natan, les années sombres du cinéma français» (Ed. Denoël). A l’heure où le monde artistique hexagonal est saisi par la «fièvre Depardieu» et où chacun y va de son commentaire sur le monstre sacré des écrans, se plonger dans cet ouvrage est à la fois utile et pédagogique. Pas parce que les vies de Natan et Depardieu sont comparables. Mais parce que l’on découvre, dans l’une et l’autre affaire, tout ce que le cinéma français peut cacher de ressentiments, de non-dits, de haines recuites et de bassesses.
Rien de surprenant direz-vous? Pas faux. Avec la célébrité, surtout sur écran, viennent toujours les ennuis typiques des stars, produits des jalousies et de la méchanceté qui, souvent, va de pair avec le talent. L’histoire de Bernard Natan ferait le scénario idéal d’un très bon film noir. Juif né en Roumanie, cet homme d’affaires parti de rien succède en 1929 à Charles Pathé à la tête de la firme cinématographique qui porte son nom.
Un nom connu: Charles Pathé
Vous connaissez tous, j’en suis sûr, le nom «Pathé». Il y a encore aujourd’hui, en France et en Suisse, une firme de distribution de films qui porte ce nom. Charles Pathé, décédé le 25 décembre 1957 à Monaco, fut l’un des premiers magnats du grand écran à faire rimer la place cinématographique française avec sa grande rivale américaine.
Mais Pathé avait besoin d’alliés, et surtout de soutiens financiers. Bernard Natan est de ceux-là en 1929, lorsqu’il rachète la célèbre compagnie de l’intéressé. Voilà l’audacieux producteur projeté sur le devant de la scène. L’ancien pauvre immigrant d’Europe de l’Est vit comme un nabab. Château en Sologne, villa sur les bords de la Méditerranée. Bernard Natan est «l’ogre» de l’époque, pour reprendre le terme accolé ces jours-ci à Gérard Depardieu par ses accusateurs.
Du sexe dans les années trente
Il y a aussi du sexe dans la vie et dans l’affaire Bernard Natan. L’homme a, à ses débuts, gagné beaucoup d’argent dans la production de films coquins, le porno de l’époque. Chaque ville française a ses maisons closes. Les messieurs de la Bourgeoisie partagent leurs vies entre leurs familles et les courtisanes.
Natan a-t-il été plus qu’un simple figurant? Fut-il un pornocrate qui tira profit de sa débauche et de celle de sa génération? Je ne fais pas ici de parallèle avec Depardieu. Je note juste que c’est par ce biais que les adversaires de cet intrus dans le monde du cinéma parvinrent à l’abattre. Bien sûr, Natan était vulnérable parce que juif. Mais il était aussi visé parce qu’il dérangeait et parce qu’il se montrait meilleur que ses rivaux. Et, surtout, plus audacieux que la moyenne de ses concurrents.
Mort en déportation
Bernard Natan est mort dans un camp de concentration, sans doute fin 1942, après y avoir été envoyé par les autorités françaises. Il avait 56 ans. Il avait combattu pour la France, sa patrie d’adoption qui l’avait naturalisé, dans les tranchées de 14-18, comme ambulancier. Il avait de nouveau proposé ses services à l’armée française durant la seconde guerre mondiale. Sa réussite avait tout pour devenir un succès français.
Les portes d’Hollywood auraient pu s’ouvrir. Natan avait l’appétit d’un Howard Hugues, le célèbre producteur américain, mort reclus en 1976. Ce fils de commerçant roumain, marié à une Française, avait compris avant tout le monde en France que le cinéma n’est pas seulement un art, mais une industrie mondiale. Visionnaire. Talentueux. Sans pitié sans doute sur le plan financier. Mais qui l’était – et qui l’est encore – derrière et devant la caméra, où rien n’est plus facile que d’éliminer ses rivaux à coups de dénonciations et de complots?
A l’assaut de la célébrité
Gérard Depardieu a tenu des propos inacceptables et ses comportements envers certaines femmes, objets de plaintes judiciaires, le conduiront peut-être un jour devant la justice. Mais n’oublions pas qu’il est, à sa manière, lui aussi un intrus. Un acteur populaire qui, venant du peuple, s’est emparé de sa gloire comme on part à l’assaut d’une citadelle présumée imprenable.
Bernard Natan était, sous la plume de Dominique Missika, de cette race-là. Rien n’allait trop vite pour lui. Il voulait tout: argent, gloire et succès. Puis les dénonciations sont arrivées. Et la guerre. Et la traque des juifs. Le mal immonde a eu raison de son appétit insatiable de réussite. Le cinéma est l’art de faire rêver? Peut-être. Mais il est aussi le précipice de nos pires passions et de nos plus effrayants tourments. Bernard Natan, mort oublié de tous dans un camp de la mort, fut la victime de cet effroyable engrenage nommé «septième art».
A lire: «L’affaire Bernard Natan» de Dominique Missika (Ed. Denoël)