«Puisqu’il vaut mieux avoir avec soi ce Janus tout-puissant, toutes les actions pour gagner son concours sont entreprises.» Bienvenue dans cette compétition permanente qu’est la politique, à la recherche de l’approbation de l’opinion publique, du moins dans nos démocraties. C’est le point fort de l’essai que vient de consacrer Frédéric Micheau à la relation décisive entre tous ceux qui visent à exercer le pouvoir, et ceux qui leur confèrent le droit de le revendiquer. En clair: les politiques comprennent-ils encore les besoins des citoyens? Ou se contentent-ils de coller dès qu’ils le peuvent aux représentations souvent fausses de l’opinion?
L’auteur du «Gouffre démocratique» (Ed. du Cerf) est un sondeur professionnel, directeur de l’institut Opinion Way. Il passe donc son temps à interroger les Français sur ce qu’ils pensent, ce qu’ils veulent, ou ce qu’ils aimeraient avoir. Or sa constatation est sans appel: l’opinion publique est un concept bien plus flou que les chiffres de ses enquêtes (et celles des autres instituts de sondage) peuvent laisser croire.
Moins que l’opinion publique elle-même, c’est l’image que les décideurs s’en font qui alimente la machine à propositions. «L’opinion publique apparaît comme un opérateur polyvalent. Elle est considérée parfois comme un simple spectateur du jeu politique ou bien comme un acteur politique de plein droit qu’il faut écouter.» Tout est dit dans cette ambiguïté. Le citoyen est à la fois un spectateur et un acteur. Moralité: l’élu, ou le dirigeant politique, oscille en permanence entre les deux.
Une compagne inconstante
C’est ce va-et-vient qui pose, aujourd’hui, un problème démocratique majeur. «Inconstante compagne, l’opinion le suit d’un pas capricieux, prête à s’arrêter s’il va de l’avant ou à bondir s’il temporise», écrivait Charles de Gaulle. Bien vu. Frédéric Micheau l’affirme dans son chapitre sur l’action publique, c’est-à-dire la manière de gouverner et de choisir dans nos démocraties. «L’opinion publique s’est imposée aux gouvernants sous la forme d’une contrainte réduisant leurs marges de manœuvre». On y est. Là où – contrairement à la Suisse – la démocratie directe n’existe pas, «les sondages d’actualité constituent une sorte de référendum permanent de l’action des élus», écrit l’auteur.
L’opinion se dissocie dès lors des citoyens. S’ils étaient consultés régulièrement, et que leurs dirigeants prenaient le temps de leur expliquer les enjeux des sujets soumis au vote, les électeurs auraient au moins le mérite d’émettre une décision claire. Un vote se termine toujours par un «oui» ou un «non». Les enquêtes d’opinion, elles, entretiennent le brouillard et la grisaille. Ils fluctuent au gré de l’actualité. «Sondages d’actualité, cotes de popularité, intentions de vote: les publications de ces trois sortes de sondages peuvent produire un climat handicapant le travail des gouvernants», juge l’auteur. La réalité, on le sait, lui donne évidemment raison.
Le ministre genevois de Louis XVI avait raison
L’argument central du livre est assez étonnant de la part d’un sondeur: selon Frédéric Micheau, l’opinion publique et les études menées pour suivre ses évolutions n’ont jamais été conçues pour gouverner. C’est pour cela que les citoyens ne comprennent plus les politiques (et vice versa). Les seconds, au pouvoir ou dans l’opposition, pensent que l’essentiel est de calquer leurs propositions sur les sondages. De ce point de vue, les populistes sont à l’avant-garde. Ils épousent au plus près les peurs, les envies, les rancœurs.
Or, dans la réalité, les citoyens attendent autre chose de leurs élus. «Entre ces deux bornes extrêmes que sont l’opportunisme cynique et l’idéalisme intransigeant, il faut trouver une voie médiane», plaide l’auteur qui cite, à l’appui de sa proposition, l’exemple de Jacques Necker, l’impopulaire banquier genevois qui fut ministre des Finances de Louis XVI avant la révolution de 1789. Pourquoi? Parce que le protestant Necker avait vu juste, parlant à l’époque de l’opinion publique «comme un fanal dont les feux sont sans cesse allumés».
La conclusion de Frédéric Micheau est inquiétante: à force de modeler leur action sur l’opinion, les élus finissent par décrédibiliser leurs responsabilités et l’exercice du pouvoir. «Le fossé qui s’est creusé avec les citoyens n’incombe pas aux sondages, elle est à imputer, en partie, aux perceptions que les responsables politiques se font de l’opinion», estime-t-il. L’engrenage est donc terrible et alarmant: plus les politiques sont suivistes, moins ils sont considérés comme efficaces, et plus le fait de gouverner est discrédité.
L’auteur parle de «démocratie désubstantialisée». Le mot est difficile à prononcer et à comprendre. Mais il dit bien la terrible réalité: quand la démocratie n’est qu’une affaire de vent qui tourne, sa boussole n’est plus en mesure d’indiquer le moindre cap.
À lire: «Le gouffre démocratique» de Frédéric Micheau (Ed. Cerf)