On peut aimer l’Europe et juger que le projet d’intégration européenne est menacé d’une dérive mortifère. Oui, mortifère! Car c’est bien le risque de décès de l’Union européenne (UE) que Sylvie Goulard brandit dans son livre-choc «L’Europe enfla si bien qu’elle creva» (Ed. Tallandier). Un essai revigorant à lire à quelques jours d’un nouveau discours très attendu d’Emmanuel Macron à la Sorbonne (Paris), ce jeudi 25 avril, en pleine campagne pour les élections européennes du 9 juin.
D’accord, l’autrice a choisi le registre du coup de poing. D’accord, elle sait bien sûr que, dans les faits, tout n’est pas aussi linéaire que ça. D’accord, son désamour pour l’UE actuelle est peut-être nourri par son échec à devenir l’une des 27 Commissaires (elle fut recalée en octobre 2019 par le Parlement européen, officiellement en raison de conflits d’intérêts pour ses activités passées au service d’un think tank économique américain). Tout cela dit, ouvrez ce livre. Et ne le lâchez pas. Il vous explique comment un projet politique peut dérailler, justement, parce que la politique l’emporte trop sur les réalités.
Une Europe «enflée»
Je connais bien Sylvie Goulard et je lui porte la plus grande estime. Professionnellement, cette haute fonctionnaire française multilingue (elle parle couramment anglais, italien et allemand) aurait toute sa place dans l’un des postes de pilotage de l’Union, à Bruxelles. Problème: cette Union dérive. Elle pourrait passer, si l’élargissement aux pays des Balkans occidentaux (Bosnie-Herzégovine, Serbie, Macédoine, Kosovo, Albanie, Monténégro) et au trio Moldavie, Ukraine, Géorgie se concrétise, à 36 pays membres! Résultat: une Europe «enflée», pour reprendre le titre du livre. «Vingt ans après l’illusion turque, il serait temps de cesser de vendre l’idée que l’union fait la force sans s’occuper de faire l’Union», écrit-elle. Comment la contredire?
Le problème de ce livre est qu’il peut vite tomber sous la critique facile de l’essai hors-sol. La réalité, tous les gouvernements le savent, est bien moins facile à gérer que les processus et les idées. Des promesses ont été faites à tous ces pays. L’Ukraine, dernière en date à se voir ouvrir les portes d’une future adhésion à l’UE, en a fait une arme de guerre face à la Russie de Vladimir Poutine, qui rêve de démanteler l’UE avec ses alliés nationaux-populistes, de Viktor Orbán au Rassemblement national en passant par l’AFD en Allemagne.
Retrouvez Richard Werly dans «L’Europe c’est nous»
Sylvie Goulard ignore-t-elle donc à ce point les nécessités géopolitiques? Non. Elle répond au nom des citoyens. Jean Monnet, ce cofondateur du projet communautaire dont les archives sont conservées à Lausanne par la Fondation qui porte son nom, avait compris qu’il faut unir «les hommes et les femmes» avant toute chose. Alors, attention: «Même si le sort des Ukrainiens émeut les habitants de l’UE, poursuit Sylvie Goulard, même si l’instabilité du voisinage de l’UE les préoccupe, il faudra les convaincre que ce nouvel élargissement est dans leur intérêt, qu’il a des chances de réussir, combien il va coûter et ce qu’il peut effectivement apporter.»
Un mode d’emploi
L’avantage de cet essai est qu’il se lit comme un mode d’emploi. Voici ce qui va se passer si l’élargissement se produit sans réformes, dicté par les événements, sous la seule contrainte des diktats plus ou moins imposés par les rapports de force et, donc, sous le coup des exigences géopolitiques américaines. Son point fort? Sylvie Goulard redoute que l’on fasse l’Europe au détriment des Européens. Car alors, tout explosera. «Quand verrons-nous un contrat de travail européen unique? Une caisse de retraite qui ne pénalisera pas les travailleurs mobiles? Un régime fiscal adapté? La paperasse reste un ennemi intérieur; la fragmentation de l’espace commun une réalité», poursuit-elle. Facile d’écrire ces mots? Peut-être. Mais sans bon diagnostic, impossible de préconiser les bons médicaments et d’envisager un rétablissement.
Citoyens négligés
Il faut reconnaître que les dirigeants européens ont pris la mesure de cet enjeu. Aujourd’hui, la France et l’Allemagne plaident pour des réformes afin d’adapter l’Union. La force du livre, vu de Suisse où le débat européen est toujours très vif, est qu’il est conçu pour interpeller les dirigeants de l’UE. «N’entendent-ils pas les demandes des citoyens? Ne voient-ils pas que les hommes et les femmes d’aujourd’hui, et plus encore ceux qui se sentent méprisés ou négligés rejettent en bloc ce qui est imposé d’en haut?», complète l’auteure.
«En bloc» est l’expression clé. Un élargissement hâtif entraînera un refus global de l’Union et une offensive tous azimuts des nationaux-populistes, que le scrutin du 9 juin devrait voir progresser dans tous les pays de l’UE. J’ai pensé, en lisant l’ouvrage, au débat qui secoue la Suisse alors que viennent de démarrer de nouvelles négociations bilatérales. Pourquoi s’arrimer à un ensemble de pays si celui-ci est perçu comme plus fragile que soi, moins efficace, moins juste, moins démocratique? C’est ce «pourquoi?» qui sous-tend l’essai de Sylvie Goulard.
Duel féminin
Il arrive que les duels féminins, au figuré, soient bien plus passionnants que les duels entre hommes. J’ai imaginé, à la lecture de l’ouvrage, le débat sans concession qui pourrait avoir lieu entre cette essayiste française et l’actuelle présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, candidate à un second mandat. VDL, comme on la surnomme, est l’anti-Goulard. Elle avance au pas de charge, comme si elle était investie du droit de décider pour les Européens. Elle oublie que son exécutif est d’abord là pour accoucher de solutions.
Elle a multiplié les déclarations imprudentes en Ukraine et en Israël. Or c’est là que tout se complique. Car à Strasbourg, où règnent les coalitions, les amis politiques de Sylvie Goulard, c’est-à-dire la droite et le centre-droit, voteront peut-être in fine pour reconduire Ursula von der Leyen. Posons donc à l’autrice la question qui fâche politiquement: faut-il en finir dès maintenant avec VDL, critiquée seulement à demi-mot dans le livre? Et si oui, pourquoi ne pas l’avoir écrit?
À lire: «L'Europe enfla si bien qu'elle creva» de Sylvie Goulard (Ed. Tallandier)