J’ai passé plusieurs journées dans la salle d’audience du Palais de justice de Paris où fut jugé le Maréchal Pétain, du 26 juillet au 15 août 1945. Nous étions rassemblés, dans la tribune réservée à la presse, avec d’autres journalistes français et suisses, pour le procès en appel de la banque UBS, en novembre 2021. Même salle, oui. Même tableaux représentant la justice sur les murs. Même fresque au plafond, pile au-dessus du tribunal. C’est ici, dans cette salle, qui est aujourd’hui celle de la première chambre de la Cour d’appel, que s’installa le 26 juillet 1945 un accusé pas comme les autres: le Maréchal Philippe Pétain (1856-1951), resté dans l’histoire à la fois comme le vainqueur de la bataille de Verdun, en 1916, et comme le fossoyeur de la République en juin 1940, lorsqu’une écrasante majorité de parlementaires lui votèrent des pleins pouvoirs dans le Casino de la ville d’eau qui allait devenir la capitale de son régime durant l’occupation Nazie: Vichy, à environ 250 kilomètres de Genève.
«Le procès Pétain» de l’historien britannique Julian Jackson (précédemment auteur d’une biographie du Général De Gaulle) comporte un sous-titre: «Vichy face à ses juges». Mais c’est une histoire bien plus vaste que brosse Julian Jackson à travers le récit de ses journées de procès, à l’issue duquel le Maréchal est condamné à mort, peine ensuite commuée en détention à perpétuité (il mourra dans sa prison de l’île d’Yeu, six ans plus tard). Cette histoire, c’est celle de la France face à deux questions existentielles qui la taraudent toujours, alors que l’on s’apprête à commémorer le 80e anniversaire du débarquement allié du 6 juin 1944 en Normandie.
Pétain reste protégé
La première question, qui sous-tend les débats, les accusations du procureur général André Mornet (tous ces magistrats ayant, pendant l’occupation, travaillé pour le régime de Vichy), les témoignages et les plaidoiries, porte sur l’homme Pétain. Qui était-il vraiment derrière ses fonctions publiques et derrière le coup de poignard qu’il porte à la République? Julian Jackson montre bien comment, dans les faits, Pétain reste protégé durant son procès par sa popularité. Quelques mois auparavant, il paradait encore dans les grandes villes françaises, malgré la défaite imminente des Nazis. Pétain n’a jamais été honni, comme Pierre Laval, qui assumait la réalité du pouvoir et fut, lui, fusillé le 15 octobre 1945 après avoir tenté de se suicider au cyanure.
Pétain est un animal politique avec des étoiles de Maréchal. Il fait semblant de ne pas entendre durant son procès. Il esquive. Il bougonne. Il s’agace. Il agite ses gants. Et personne n’ose le confronter, même les résistants qui sont dans le jury ou à la barre. La France, jusqu’au bout, a respecté Pétain. C’est pour cela que De Gaulle, qui l’avait connu jeune, fut si furieux de la demande du tribunal de ne pas exécuter la sentence de mort. À laquelle il se plia.
Chute abyssale
La seconde question, que les Français se posent encore aujourd’hui en 2024 à l’heure où Emmanuel Macron met en avant sa puissance militaire, est celle de la chute abyssale du pays entre 1940 et 1945. Julian Jackson apporte tous les détails. Il reconstitue. Il note. Il donne la parole à tous les protagonistes du procès. Son livre est la preuve que De Gaulle, génie politique, fut aussi un mystificateur. La France libérée de 1945 n’existe pas. C’est une France divisée, meurtrie, abîmée, consciente d’avoir failli tout perdre. Pétain est, au fond, la face cachée et honteuse du gaullisme triomphant.
De Gaulle, général deux étoiles, a pu se hisser au firmament politique parce que le pouvoir était aux mains d’un Maréchal octogénaire empêtré dans ses contradictions et son égocentrisme. Sans ce vieux Pétain, avachi, manipulé, dominé par les Allemands dont il fut le complice des pires crimes, De Gaulle aurait-il triomphé de tous les obstacles? Pas sûr. De Gaulle avait besoin de Pétain. C’est pour cela que son procès, en juillet 1945, est le feuilleton suivi par tout un pays. Ce procès est celui que les gaullistes font à la France. Or le problème est qu’ils n’en sortent pas absolument gagnants. Le match judiciaire est même, parfois, proche de basculer en faveur de l’ex chef du régime de Vichy.
J’ai lu ce livre pour y retrouver aussi un morceau d’histoire suisse. Le 26 avril 1945, le Maréchal Pétain rapatrié en France par les Allemands après son exil forcé à Sigmaringen (Bade-Wurtemberg, sur le Danube), arrive en Suisse avec l’espoir d’y être accueilli. Le Conseil fédéral refuse de lui accorder l’asile. Pétain sera remis à la «France libre». L’homme qui l’accueille à la frontière et le conduit jusqu’à la gare de Vallorbe pour passer du côté français est l’ambassadeur Walter Stucki, dont les éditions La Baconnière ont récemment republié les mémoires. Les lire est important.
Le miroir suisse
Car le miroir helvétique dit ce qu’était le Maréchal Pétain pour beaucoup de Français, et aussi pour de nombreux pays jusqu’au moment où les États-Unis basculent dans la guerre après l’attaque contre Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. Pétain correspondait à l’image que beaucoup avaient de la France. Un pays vieillot, perdu dans ses traditions, tellement épris de lui-même et de son confort qu’il avait oublié la menace nazie. Pétain était la gloire d’hier que le les Francais adorent: celle de Verdun, celle du sacrifice suprême qui ne protège de rien, et alimente la vanité de certains.
Pétain était le fantôme qui hante encore la France de 2024. Certains, comme l’ex-polémiste Eric Zemmour, le citent presque en exemple. Pétain incarnait l’incapacité d’une partie de la France à regarder l’avenir autrement qu’à travers le passé. Il était le Maréchal d’une France figée. La preuve: son procès, durant lequel beaucoup de journalistes comme Joseph Kessel espèrent entrevoir un sursaut vers l’avenir, se trouve très vite prisonnier de l’histoire. La France de 1945 est libérée du Maréchal Pétain. Mais pas du Pétainisme, cet orgueil du défaitisme contre lequel De Gaulle, entre autres, ne cessa jamais de batailler.
A lire: «Le procès Pétain» de Julian Jackson (Ed. du Seuil)