Philippe Meyer me pardonnera peut-être. En temps normal, cette chronique aurait été entièrement consacrée à son livre de portraits «La prochaine fois, je vous l’écrirai» (Ed. des Arènes). D’abord parce qu’il le mérite à 100%, vu le bonheur que nous procure cette plongée, triste et magnifique, dans son cimetière personnel où reposent des personnalités si attachantes que Jean d’Ormesson, Michel Rocard, Charles Aznavour ou Pierre Desproges…
Ensuite, parce que le producteur du podcast «Le Nouvel esprit public» – au micro duquel je contribue régulièrement – est l’incarnation de ce que la France intellectuelle peut offrir de meilleur: l’intelligence du propos, la lucidité du regard et la dentelle des formules.
Sauf que Philippe Meyer a un problème, au seuil de l’éloge que cette chronique s’apprêtait à prononcer: son cimetière - que dis-je son Panthéon - compte désormais un regretté compagnon de plus: Bernard Pivot, décédé le 6 mai.
Meyer-Pivot: l’un et l’autre se connaissaient, s’appréciaient et s’aimaient. La preuve: l’épisode du podcast «Le Nouvel esprit public» mis en ligne ce dimanche 12 mai et intitulé «Le chagrin et l’amitié». Écoutez-le. L’accès à cet entretien est gratuit. Vous comprendrez pourquoi ces deux-là étaient faits pour s’entendre. Même goût infini des nuances. Même appétit pour les tempéraments bien trempés. Même connaissance infinie de la littérature française. Même goût de la France d’hier, celle qui laissait encore de la place aux éloges sans être clouée au pilori pour favoritisme ou conflits d’intérêts.
Je pourrai poursuivre la liste mais le mieux est de reprendre un terme dont notre écrivain suisse Metin Arditi a tiré un dictionnaire (Ed. Plon): Meyer-Pivot ou le meilleur de «l’esprit français».
Je vais bientôt revenir au livre de Philippe Meyer dans lequel j’ai, pour ma part, choisi de m’attarder sur le destin de trois héros. Mais j’ai pensé qu’il pourrait être bon, avant l’inhumation ce mardi du créateur et présentateur «d'Apostrophes», de citer quelques phrases d’Emmanuel Macron.
Le président français a coutume, pour chaque disparu d’importance, de publier un communiqué d’hommage. Il ne l’écrit bien sûr pas lui-même. Mais il le relit, à coup sûr. Et celui consacré au journaliste bourguignon, devenu star de la TV des années 70-80, énonce ceci: «Il aimait les bons mots et les belles lettres […] Son immense culture n’était pas le fruit d’un héritage familial ni d’une assiduité scolaire ; elle fut la fleur tardive d’une passion personnelle pour la littérature. Car ce fils d’épiciers lyonnais était un piètre élève qui préférait le football à la lecture […]. Sans grande vocation, mais parce qu’il lisait volontiers la presse, il décida d’entrer en école de journalisme. Ce fut comme un coup d’État démocratique dans les arcanes feutrés de la sphère intellectuelle. Le débat d’idées, que les esprits lettrés du boulevard Saint-Germain pouvaient parfois dominer, devenait soudain accessible, et, bien mieux, attrayant.» Tout est dit. Et les téléspectateurs suisses romands le savent: Pivot, c’était la France qu’on aime, tout simplement.
À la Fondation Jan Michalski
Me revoici avec «La prochaine fois, je vous l’écrirai», ouvert devant moi au moment d’écrire ces lignes. Je vais donc être direct. Philippe Meyer, habitué à intervenir avec son équipe sur les hauteurs de Montricher (VD) à la Fondation Jan Michalski, est le type d’écrivain qui, en une page, vous décourage pour le restant de vos jours de continuer à écrire.
Les mots sont justes, acérés et jamais méchants. Le portrait est peint au fil de mots. L’on lit l’incapacité de Michel Rocard, ce politique féru de complexité, à comprendre que la politique et les hommes sont souvent une affaire de simplicité. L’on découvre l’écrivain Jean d’Ormesson – ses passages à «Apostrophes» le confirmeront – avant tout préoccupé par sa publicité personnelle et sa légende littéraire. L’on sent la douleur du cinéaste Bertrand Tavernier, passionné de westerns et réalisateur du somptueux «Capitaine Conan», face à un septième art qui sait de moins en moins raconter une histoire.
Je ne commenterai pas, enfin, le chapitre sur Pierre Desproges qui est en fait un éloge affectueux de la femme de celui-ci, Hélène. Philippe Meyer a eu cette chance: connaître ces personnages dans la lumière de leur succès et dans les failles de leur intimité.
Déposer les armes
«La prochaine fois, je vous l’écrirai» est un titre-remake de l’émission que l’auteur produisit à la radio «La prochaine fois, je vous le chanterai». Car Philippe Meyer est tout. Journaliste, chroniqueur, chansonnier, sociologue, spécialiste en psychiatrie (son métier initial), auteur, comédien. C’est ce qui le différencie de Bernard Pivot.
Pivot, c’était les hommes et les femmes derrière leurs livres. Meyer, ce sont les hommes et les femmes à côté de leurs œuvres, voire avant. Écoutez-les tous les deux. Mais soyez prévenus: ceux qui pensent encore avoir des choses à dire et à écrire sont condamnés.
Après ces deux-là, le silence s’impose, y compris en Suisse où l’on sait regarder la France avec distance. Face à ces mousquetaires de l’esprit français, la seule consigne à suivre est de déposer les armes. Et de se regarder dans le plus déformant des miroirs: celui de la nostalgie.
A lire: «La prochaine fois, je vous l'écrirai» de Philippe Meyer (Ed. les Arènes)
Et à relire: «Le dictionnaire amoureux de l'esprit français» de Metin Arditi (Ed. Plon)