«L’État providence français, c’est ça!» La formule vient d’être lâchée devant moi sans crier gare. Paris, du côté de la place Daumesnil, dans le 12e arrondissement. Dans un magasin d’électronique doté de quelques ordinateurs ouverts au public pour consulter sa messagerie et envoyer des e-mails, une dame âgée s’énerve.
Juste à côté de nous, un homme d’une trentaine d’années compile une liasse de feuilles administratives. Il s’agit des formulaires de déclarations mensuelles de Pôle emploi, l’administration de tutelle pour les chômeurs. Chaque mois, les demandeurs d’emploi doivent, en France, déclarer leur situation pour renouveler, ou non, leurs allocations. Normal. Sauf qu’ici, un code personnel d’accès au système et un clic suffisent pour que quelqu’un d’autre fasse les déclarations à votre place. Pas besoin de pointer en personne. Pas besoin, au moins pendant les six premiers mois suivant la perte d’un travail et votre enregistrement, de prouver votre recherche effective d’un nouveau job.
Vu de Suisse, cela paraît assez fou. Trop simple. Trop peu de contrôle. La dame devant moi hausse les épaules lorsque je lui fais remarquer qu’un clic ne veut pas dire une fraude: «Pour moi, c’est pareil. On donne beaucoup trop d’aides sociales sans vérifier en France. Et on n’a pas le droit de le dire.»
Le plan anti-fraude sociale de Gabriel Attal
Deux hommes politiques le disent pourtant haut et fort. Le premier l’a fait en début de semaine. Il s’agit de Gabriel Attal, le jeune ministre des Comptes publics (budget) de 34 ans. La raison? Le lancement d’un plan de lutte contre la fraude sociale. Sa cible? Les fraudes aux cotisations sociales de la part des employeurs et des auto-entrepreneurs, les fraudes aux allocations-chômage et les fraudes à l’assurance maladie, la fameuse «sécurité sociale» dont les Français sont si fiers, à juste titre.
«Depuis cinq ans, nous avons désactivé 2,3 millions de cartes Vitale (la carte d’assurance maladie) en surnombre, a-t-il confié au 'Parisien'. L’enjeu, désormais, ce sont les cartes Vitale utilisées pour du tourisme médical illégal. Des personnes venant en France et utilisant la carte Vitale de quelqu’un d’autre pour des soins.»
L’une des idées avancées est de transformer la carte d’identité, qui deviendra aussi la carte d’assuré social, permettant le croisement des fichiers électroniques. Sont aussi évoqués l’allongement de la durée de séjour en France suffisante pour être éligible aux allocations familiales – de 6 à 9 mois – et un renforcement des contrôles des retraités de plus de 85 ans installés à l’étranger. «À partir du 1er janvier 2024, les fraudeurs payeront 10% de pénalité en plus correspondant aux frais de dossier, car il est hors de question que les Français payent pour la fraude de ceux qui trichent», poursuit Gabriel Attal.
Emmanuel Macron, traqueur de fraudeurs
Le deuxième dénonciateur (indirect) de ces fraudes sociales massives est Emmanuel Macron lui-même. Toujours confronté à une solide rébellion populaire contre sa réforme des retraites – sur laquelle l’opposition parlementaire espère encore revenir grâce à une loi d’annulation présentée le 8 juin, mais contrecarrée ce mercredi 31 mai par un vote en commission des Affaires sociales – le président français avait mis le feu en s’indignant, en 2018, du «pognon de dingue» dépensé dans les minima sociaux. Boum. Tout le monde lui était tombé dessus. Il est vrai que ces minima ne sont pas synonymes de fraude.
Reste la bataille rangée des chiffres. Ou, plutôt, la bataille du chiffrage. Publié en 2020, un rapport d’enquête de l’Assemblée nationale s’est refusé à accoucher d’un montant, préférant cibler les mécanismes. La Cour des comptes, qui a aussi investigué, parle pour sa part de 6 à 8 milliards d’euros par an.
L’institution, présidée aujourd’hui par l’ancien ministre des Finances socialiste Pierre Moscovici, dressait un diagnostic sévère: «La lutte contre les fraudes se concentre sur la recherche a posteriori des irrégularités, alors que celles-ci pourraient souvent être empêchées a priori, dès la gestion courante des prestations. (...) Les fraudes détectées se concentrent sur le revenu de solidarité active (le revenu minimum), la prime d’activité et les aides au logement pour les caisses d’allocations familiales (CAF); les professionnels de santé et les établissements de santé pour les caisses primaires d’assurance maladie; le minimum vieillesse pour les caisses de retraite; les reprises d’activité non déclarées pour Pôle emploi.» Redoutable catalogue.
Retrouvez l’intervention anti-fraude de Gabriel Attal au Sénat:
Parler de fraude sociale en France est un sujet à haut risque, malgré le lourd déficit de la sécurité sociale, proche des 20 milliards d’euros en 2022. Essayiste à succès, porte-voix isolé d’un libéralisme très impopulaire dans l’Hexagone, Agnès Verdier-Molinié vient de publier «Où va notre argent?» (Ed. Observatoire). Pour elle, la République généreuse succombe sous le poids de son aveuglement: «Enfin, on s’attaque à la fraude sociale, s’est-elle réjouie au micro de Radio Classique. Ça a été un tabou pendant des années, on nous parlait tout le temps de la fraude fiscale. (…) La fraude sociale, c’est 20 milliards au total, dont on ne récupère que 1,6 milliard. Ce n’est rien du tout.»
Et de taper fort, au risque d’être décriée: «Énormément de gens en France fraudent les prestations sociales, les cotisations sociales et les impôts! Quand vous touchez des aides indues, par exemple du RSA, alors que vous travaillez à côté sans être déclaré, vous fraudez la prestation sociale, la cotisation et l’impôt.»
Les dénonciations de la gauche
Sans surprise, la gauche française dénonce cette mobilisation anti-fraude, qui reste pour l’heure à l’état d’intentions. «Le plan de redressement des cotisations sociales et des allocations, présenté par Gabriel Attal, se trompe de cible», affirmait cette semaine le quotidien communiste «L’Humanité». «Le Sénat veut (encore) contrôler la fraude sociale. Tandis que la fraude fiscale des ultra-riches au Luxembourg, ça passe crème», dénonce régulièrement sur les plateaux François Rufin, l’un des ténors de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon.
Logique. Car derrière le constat de fraude se cache une bataille politique. Exemple? La surenchère de l’ex-candidat d’extrême droite à la présidentielle Eric Zemmour. L’an dernier, celui-ci attribuait les présumés 40 milliards d’euros «fraudés» par an au «gaspillage» et à l’immigration incontrôlée. Il plaidait pour la création d’une brigade nationale de lutte contre les fraudes pour contrôler tous les bénéficiaires de minima sociaux.
Réponse de l’économiste Jean-Marie Monnier, auteur de «Parlons dette en 30 questions» (La Documentation française) et spécialiste de l’endettement public français, qui atteint en 2023 presque les 3000 milliards d’euros: «On ne peut pas parler de fraude sociale sans redire que ces prestations sont le plus souvent destinées aux individus qui ont des conditions de ressources faibles. Une fraude des pauvres donne finalement une pauvre fraude. Cela représente quelques centaines de millions d’euros, 700 millions d’euros, voire 1 milliard d’euros.»
Seulement? «En l’absence d’évaluation régulièrement actualisée, il est difficile d’appréhender correctement l’ampleur» du phénomène, admettait en septembre 2020 le rapport parlementaire. Tous les tabous français, dans un pays fracturé et obsédé par les inégalités, n’ont pas encore sauté.