Ils dégainent trop rapidement. Ils tirent trop vite. Mais surtout, ils confondent «légitime défense» et «situation de crise». Depuis la mort du jeune Nahel, 17 ans, survenue mardi 27 juin en début de matinée à Nanterre (ouest de Paris), les langues se délient, au sein des forces de l’ordre et parmi les experts, sur l’utilisation des armes à feu par les policiers français.
Le sociologue Michel Kokoreff est l’auteur de «Violences policières, généalogie d’une violence d’État» (Ed. Textuel). Il intervenait, mercredi, sur le plateau de Franceinfo TV où je me trouvais aussi. Son constat est sans appel: «Un grand déraillement a eu lieu après la promulgation de la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, plaide-t-il. L’interprétation de ce texte a transformé les policiers en cow-boys et en robocops. Tout cela, dans un contexte de grande violence sociale dans les quartiers, donc de tensions maximales.»
Les jeunes de banlieue enragés
Cow-boys? L’expression résume bien ce qui enrage les jeunes des banlieues, après deux nuits de violences dans plusieurs villes de la ceinture parisienne. Pour eux, «les flics sont un danger immédiat. Dès qu’ils nous voient, le duel est engagé», lâche au téléphone Samuel, l’un des manifestants venus, dans la nuit de mercredi, assiéger le commissariat de Neuilly-sur-Marne, où une dizaine de voitures ont été brûlées.
J’ai obtenu le numéro de Samuel par un éducateur sportif de Vitry, au sud de Paris. Ce garçon a 17 ans, le même âge que Nahel, dont l’enquête devra expliquer comment il s’est retrouvé, sans permis de conduire, au volant d’une coûteuse Mercedes. Sa réponse à mes questions? «Monsieur, arrêtez avec vos accusations. Je ne sais pas ce que faisait ce Nahel. Mais si l’on risque, à chaque contrôle de police, de prendre une balle, vous croyez qu’on va tranquillement s’arrêter et obtempérer? A quel moment les policiers de Nanterre ont été en danger? Regardez la vidéo. C’est pas de la légitime défense, c’est un règlement de compte.»
La loi de 2017 est logiquement pointée du doigt. Elle fait partie, en France, de ces textes législatifs qui depuis les émeutes de banlieue de 2005, se sont accumulés pour accentuer toujours plus le caractère répressif de la police, et donner aux forces de l’ordre davantage de marges de manœuvre.
Les deux motards incriminés dans la tragédie de Nanterre étaient expérimentés. Ils menaient un contrôle routier, dans un quartier qui n’est d’ordinaire pas considéré comme violent. Celui qui a tiré, interpellé et en garde à vue, est aujourd’hui visé par une information judiciaire pour homicide volontaire, ce qui accrédite l’intention de tuer.
Plus grave: le tir, selon la justice, n’était pas justifié. «En l’état des investigations, le parquet considère que les conditions d’usage légales de l’arme ne sont pas réunies, a indiqué jeudi matin le procureur. Le policier mis en cause est actuellement déféré devant deux magistrats instructeurs et une information judiciaire pour homicide volontaire a été ouverte. Elle permettra d’y voir plus clair.»
Conditions d’utilisation des armes
Que dit ce texte de 2017 et qu’a-t-il changé? Il énumère les conditions d’utilisation d’une arme à feu:
- En cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée.
- Lorsque des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique sont portées contre les policiers ou contre autrui ou lorsque des personnes armées menacent leur vie ou leur intégrité physique ou celles d’autrui.
- Lorsque, après deux sommations faites à haute voix, ils ne peuvent défendre autrement les lieux qu’ils occupent ou les personnes qui leur sont confiées.
- Lorsque, immédiatement après deux sommations adressées à haute voix, ils ne peuvent contraindre à s’arrêter, autrement que par l’usage des armes, des personnes qui cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et qui sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui.
- Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui.
- Dans le but exclusif d’empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou de plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis, lorsqu’ils ont des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable au regard des informations dont ils disposent au moment où ils font usage de leurs armes.
La «légitime défense» en question
Cette loi étend donc les conditions d’un tir policier. Mais elle a surtout arrêté de soustraire les forces de l’ordre à l’obligation de «légitime défense». Il est aujourd’hui possible de faire feu de façon préventive. En clair, de dégainer en premier pour neutraliser la personne interpellée.
Fait symbolique, ce texte a été voté à la fin du mandat du président socialiste François Hollande, sous la pression des syndicats policiers, furieux après l’attaque aux cocktails Molotov de deux de leurs collègues à Viry-Châtillon (sud de Paris), le 8 octobre 2016. Le nouveau «régime» créé s’aligne sur celui des gendarmes, confrontés à un environnement rural d’armes à feu (fusils de chasse, etc). Les policiers, à l’époque, avaient manifesté dans la rue pour exprimer leur ras-le-bol.
Une dérive qu’il faut maîtriser
Pour le sociologue Michel Kokoreff, la dérive doit être arrêtée, surtout dans un contexte où les embauches massives de policiers (10'000 doivent être recrutés durant le quinquennat présidentiel, pour s’ajouter aux 144'000 policiers et 98'000 gendarmes actuellement en service) et à la diminution de la durée de formation, tombée à huit mois pour les gardiens de paix, puis ramenée à douze.
«Il ne faut pas oublier que nous sommes majoritairement formés à ne pas utiliser l’arme, répond le syndicat Alternative Police CFDT. L’objectif est d’éviter le tir autant que faire se peut. Néanmoins, pendant la formation initiale, qui est revenue à une durée de douze mois après une période pendant laquelle elle ne durait plus que huit mois – ce qui était une aberration sans nom –, il existe évidemment des cours sur l’arme […] A la sortie d’école, le policier est familiarisé avec l’usage de l’arme.» Avant d’admettre: disons que la réalité du terrain n’est pas la réalité de la formation initiale. On se retrouve face à des situations toujours différentes, que l’on ne maîtrise pas.»