Deux gardiens pénitentiaires l’ont payé de leur vie. Trois autres ont été blessés. Lorsqu’il est pris pour cible à l’arme lourde le 14 mai 2024, le convoi qui escorte Mohamed Amra, 30 ans, vers une comparution devant un juge n’est pas à la mesure du défi présenté par ce détenu. Au péage d’Incarville (Eure), les méthodes employées par ses libérateurs le prouvent en quelques secondes. Le véhicule de l’administration pénitentiaire est percuté de plein fouet par la voiture des assaillants.
Les rafales de fusil-mitrailleur font éclater les vitres, et tuent sur le coup deux surveillants chargé de l’escorte. Mohamed Amra, alias «La Mouche», sort courbé du fourgon, sous un déluge de plomb. Il est depuis le fugitif le plus recherché de France, objet d’une note rouge d’Interpol. Or, il n’aurait jamais dû être transporté ainsi vers une comparution qui aurait pu avoir lieu par visioconférence, de façon beaucoup plus sécurisée.
Cette vérité terrible à lire pour les policiers qui l’avaient interpellé à plusieurs reprises entre 2016 et 2022, émane d’un rapport publié jeudi 1er août par le ministère français de la Justice. Il avait été commandé par le ministre, l’ancien avocat pénaliste Éric Dupond-Moretti, au lendemain de la tragédie, pour comprendre s’il y avait eu dysfonctionnement de la machine judiciaire.
Or la réponse est oui. Celui qui est actuellement considéré comme «l’ennemi numéro un», toujours en cavale trois mois après son évasion, n’était pas traité comme il aurait dû l’être en détention. Sa dangerosité, le fait qu’il avait ordonné l’assassinat de plusieurs personnes, et sa capacité à être une «tête de réseau» avaient été sous-estimés, voire cachés à l’administration pénitentiaire et à la direction de la prison d’Évreux. Amra était considéré comme du menu fretin. Or, il était sans doute un «gros bonnet».
Détails accablants
Les détails du rapport que le gouvernement français a rendu public sont accablants. Il montre comment le souci de certains magistrats de respecter les règles et les procédures judiciaires à la lettre conduit à une relative impuissance des autorités face au fléau des trafiquants de drogue, très bien renseignés sur toutes les failles de la justice.
- Point 1: Mohamed Amra était traité en prison comme «un détenu ordinaire et non comme un détenu particulièrement signalé», alors qu’il était très probablement un «caïd», assez haut placé dans la hiérarchie des trafiquants du sud de la France, opérant dans la région de Marseille.
- Point 2: les informations le concernant n’ont pas circulé d’un service à l’autre. Le juge chargé de l’instruction de son dossier, en vue d’un prochain procès, n’a pas indiqué les faits les plus graves reprochés à ce criminel: «L’analyse de la coordination et du partage d’informations entre l’ensemble des services et autorités ayant eu à connaître des activités illicites de Mohamed Amra révèle un fort cloisonnement» dit le rapport.
- Point 3: L’enjeu sécuritaire de son transfert, par autoroute, avec arrêt au péage et sans escorte des unités d’élite positionnés en avant et en arrière de son convoi, avait été sous-estimé.
Un document de 61 pages
Dans son document de 61 pages, dont certains passages ont été occultés pour préserver notamment le secret des investigations, l’inspection générale du ministère de la Justice confirme que «les modalités de gestion de la détention» de ce trentenaire qui a basculé progressivement de «la moyenne délinquance» au «grand banditisme», «ont évolué vers un renforcement progressif» en raison de «l’évolution des éléments judiciaires connus des établissements et des incidents disciplinaires relevés à son encontre». Mais cette évolution n’a pas été suivie d’effets.
Comment un homme qui totalise 15 condamnations – dont la première prononcée alors qu’il avait 13 ans – a-t-il pu ainsi passer entre les mailles du filet? La réponse, à lire le rapport, tient d’abord à la désorganisation des services concernés. Mohamed Amra avait été incarcéré dans divers établissements pénitentiaires. Il était visé au moment de son évasion par deux informations judiciaires de nature criminelle, pour tentative de meurtre et complicité de meurtre en bande organisée, mais il était surtout impliqué dans cinq autres procédures portant sur des faits beaucoup plus graves.
Cellule sur écoute
Une de ses précédentes cellules, lors de son séjour en prison à Paris, avait été placée sur écoute. Ce qui avait permis de confirmer la poursuite de «ses activités de trafic de produits stupéfiants en ayant recours de surcroît au vol, à l’enlèvement et à l’extorsion de ses concurrents». En clair: ce détenu était en pleine ascension criminelle. Il avait même mis «un contrat» sur la tête d’un surveillant.
Erreurs d’appréciation
Le pire est que ces erreurs d’appréciations semblent s’être poursuivies après son évasion. la police française, qui a mis une cinquantaine d’inspecteurs sur cette affaire, pensait pouvoir l’appréhender rapidement, ce qui n’a pas été le cas. A-t-il été exfiltré par une filière bien organisée et dissimulée? Est-il mort, exécuté par ceux qui l’ont libéré, pour éviter qu’il ne parle devant le juge qui l’attendait?
Plusieurs enquêtes publiées par Le Journal du Dimanche ou Le Parisien ont montré que le réseau piloté par le «Clan Amra» avait accès à des boîtiers électroniques qui permettent de téléphoner tout en demeurant invisible sur le réseau cellulaire. L’intéressé disposait aussi dans sa cellule d’un téléphone portable pour gérer ses activités illicites. Il aurait réussi à se faire livrer à toute heure du jour et de la nuit de la nourriture par l’intermédiaire de coursiers appelés «jeteurs», qui lancent des colis par-dessus les murs. Bien plus grave: il aurait cherché à se procurer des armes de guerre comme celles utilisées pour son évasion le 14 mai.
On connaît la suite…