C’est la question qu’il ne faut pas poser. Celle qui, après la nuit d’inquiétude sur une possible frappe russe en Pologne mardi, est encore plus difficile à aborder. Face à une armée russe accusée d’exactions massives, toujours tentée d’utiliser son artillerie et ses missiles pour détruire le plus possible de villes et d’infrastructures ukrainiennes, l’armée de Kiev est-elle aussi un danger?
Danger parce qu’elle peut être tentée de jouer l’escalade afin de profiter de circonstances favorables, après la reconquête de Kherson. Danger parce que ses soldats et ses officiers ont souvent été formés à la hâte au maniement des armes fournies par les alliés occidentaux. Au risque de commettre d’éventuelles erreurs coûteuses sur le champ de bataille…
Sur le missile tombé en Pologne
Une série d’interrogations
Cette question, les circonstances de l’explosion survenue mardi après-midi dans le village polonais de Przewodow (bilan: deux morts) obligent à la poser. La version officielle des autorités de Varsovie, pourtant très engagées depuis le début aux côtés de Kiev face à Moscou, est qu’il s’agissait d’un missile de la défense antiaérienne ukrainienne, dont la trajectoire a dérivé.
Ce qui entraîne plusieurs interrogations: d’où ce missile antimissile de fabrication russe a-t-il été tiré? Qui l’a activé? Pour répondre à quelle frappe, au moment où une pluie de missiles russes s’abattait sur l’Ukraine? Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a, lui, maintenu sa version des faits malgré les démentis des alliés. Y compris celui de Joe Biden, réveillé en pleine nuit en Indonésie où il assistait à la fin du sommet du G20 à Bali. Pour le chef de l’État ukrainien, le projectile responsable des deux morts polonais est bien russe. Propagande, ou volonté de couvrir une bavure de ses propres forces?
Une armée ukrainienne transformée
Le fait est que l’armée ukrainienne d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle qui, le 24 février, a fait face à l’invasion russe. «En termes d’endurance, de résistance physique, mais aussi de qualité du commandement intermédiaire, c’est la première armée d’Europe», estime un parlementaire français, spécialiste des questions de défense.
Quand la guerre a commencé, l’armée de Kiev alignait 190'000 hommes en armes. En juillet, son commandement se targuait de compter bientôt un million de soldats mobilisés. Le chiffre réel des effectifs en uniforme se situe probablement entre 500'000 et 700'000 hommes. Ce qui en fait la première force européenne, devant la France (205'000 militaires actifs), ou le Royaume-Uni (115'000).
Or, une armée aussi importante que celle déployée par l’Ukraine engendre des défis logistiques colossaux. Ses généraux, dans cette structure très décentralisée qui lui a permis de reprendre du terrain depuis plusieurs semaines, agissent comme des proconsuls.
«Les meilleures pratiques de l’OTAN»
«L’armée ukrainienne a résisté en adoptant les meilleures pratiques de l’OTAN et grâce à un mouvement unique de volontaires qui contribuent à financer l’effort de guerre, juge un rapport du think-tank européen ECFR. Ses commandants ont trouvé des moyens innovants d’utiliser les nouvelles technologies pour mettre en place une réponse asymétrique à leur adversaire beaucoup plus important.» Et l'organisme de conclure: «Les États membres de l’UE peuvent tirer des enseignements de l’expérience de l’Ukraine, mais cela doit se faire dans les deux sens: les pays européens doivent continuer à fournir des armes et à assurer la formation de l’Ukraine, tout en bénéficiant en retour d’une expérience concrète de la guerre.»
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Le problème est que ce rapport de force comporte des risques. Risque militaire d’abord, puisque les équipements donnés à l’armée ukrainienne, même s’ils ne sont pas tous de la dernière génération, lui ont permis de faire un bond technologique inespéré. L’Allemagne a ainsi livré à la mi-octobre le premier des quatre systèmes de défense aérienne IRIS-T, en plus des batteries antimissiles américaines NASAM. «Une ère de défense aérienne va s’ouvrir», avait aussitôt commenté sur Twitter le ministre ukrainien de la Défense.
Ces systèmes d’armes ont-ils été activés mardi en Pologne? Volodymyr Zelensky, en réaffirmant la responsabilité russe, cherche-t-il avant tout à couvrir son état-major et à éviter toute remise en cause de futures livraisons d’armes – alors que les Etats-Unis ont annoncé, en septembre, un nouveau paquet de 600 millions de dollars d’équipements militaires pour Kiev?
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Un contrôle du gouvernement?
Un autre point inquiète au sein de l’Union européenne: le risque politique. L’armée ukrainienne, forte de sa contre-offensive victorieuse, contrôle-t-elle le gouvernement? Est-elle aujourd’hui, de facto, la colonne vertébrale de ce pays de 44 millions d’habitants?
«L’Ukraine incarne aujourd’hui une 'troisième voie' entre le modèle de 'défense totale' de la Suède, de la Finlande, de Singapour et de la Suisse, qui réunit des acteurs militaires et civils dans une approche de la sécurité axée sur l’ensemble de la société, et le modèle fortement hiérarchisé des États-Unis, de la Russie et de la Chine, où la prise de décision est centralisée au niveau des dirigeants politiques. L’approche de l’Ukraine donne la priorité à la résilience – y compris une coordination globale, mais agile d’une variété de forces au sein et au-delà du gouvernement», note le rapport de l’ECFR.
Face à l’armée russe, la transformation de l’armée ukrainienne était indispensable pour résister. Mais elle aura évidemment des conséquences. L’explosion inédite d’un missile sur le sol polonais oblige à y réfléchir. Sous tous les angles.