C’est une tendance qui se dégage dans la plupart des pays européens — et particulièrement chez nos voisins: la vente de produits bio accuse le coup. Dans un contexte d’inflation, la France a par exemple enregistré une baisse des ventes de 4,6% en 2022 alors que, pendant les années Covid, ils ne s’étaient jamais aussi bien vendus.
Idem en Allemagne où, l’an dernier, un recul de 4,1% a été enregistré entre les mois de janvier et d’octobre. Les résultats sont limpides: la vente de bio dans les grandes surfaces européennes pâtit d’un retour à la normale après la pandémie et surtout de l’augmentation du coût de la vie. Mais qu’en est-il réellement en Suisse? Le bio n’était-il qu’un phénomène de mode voué à se tasser lorsque le renchérissement se fait sentir?
Le problème des marges
Plusieurs facteurs pourraient provoquer un début de désamour, à commencer par la baisse des préoccupations écologiques dans l’opinion, comme en témoignent les dernières élections fédérales, défavorables aux Vert-e-s. Il y a aussi les marges énormes que les grands distributeurs perçoivent sur les produits bio.
Dans une étude publiée dans la «Sonntagszeitung» en octobre, l’économiste Mathias Binswanger révélait que les Suisses paient chaque année près de 100 millions de francs en trop pour le bio. Les grands distributeurs, tels Coop et Migros, continuent pourtant de clamer qu’ils ne touchent pas de marges injustifiées, ou que si elles existent effectivement, c’est en raison des coûts de production.
Ils ne dévoilent néanmoins rien de leurs chiffres d’affaires réels sur le bio. Contactée par Blick, la Fédération romande des consommateurs (FRC) assure faire pression pour qu’«un cadre légal soit mis en place pour permettre au consommateur de connaître le système qu’il rémunère lorsqu’il fait ses courses».
Selon les chiffres officiels des divers acteurs du marché, logiquement bien emballés (avec du plastique), le bio se porte même très bien en Suisse. «Si l’on regarde l’évolution du marché sur le long terme, les ventes ont augmenté de 10 à 15% ces dernières années», sourit Tristan Cerf, porte-parole de Migros.
Il y a eu une petite baisse à l’été 2022, après des années Covid marquées par une croissance exceptionnelle. Mais depuis Noël de la même année, les ventes se sont à nouveau normalisées, rapporte-t-il en substance. Le géant orange rechigne toutefois à nous donner des chiffres précis sur les deux dernières années.
Un attrait qui ne faiblit pas
Même son de cloche du côté d’Aldi-Suisse, qui a lancé son propre label bio en 2022. «Ces dernières années, la demande pour ce type de produit a fortement augmenté», étaie Kevin Keller du service de presse du discounter. «Actuellement, nous nous réjouissons particulièrement du développement de notre marque bio 'Retour aux sources'. En 2023, son chiffre d’affaires a augmenté jusqu’à 35% par rapport à l’année précédente.»
En dehors des grands distributeurs, le bio semble aussi valoir son pesant de cacahuète. «Faire du bio ne permet pas de faire fortune», tempère cet agriculteur de Belmont-sur-Yverdon, rencontré au marché de Lausanne début novembre. «Mais j’ai de plus en plus de clients, enchaîne-t-il. Et même si 2023 s’avérait un poil en dessous de 2022, j’ai le sentiment que l’attrait pour le bio ne faiblit pas.»
À Fribourg aussi, «cela fait une dizaine d’années que je constate une courbe toujours plus orientée vers le haut», explique à Blick cet agriculteur rencontré la veille à l’épicerie Bio26. Cette dernière a pour concept de se passer des intermédiaires pour permettre un prix au plus proche de celui des paysans. Ce sont eux qui amènent directement leurs produits en ville auprès du consommateur. Une solution qui paraît séduire de plus en plus.
Selon les chiffres de Bio Suisse, 54% de la population indique manger du bio au moins une fois par semaine. «Pour 100 francs dépensés pour leur alimentation, les Suisses dépensent 11,20 francs pour le bio», précise Pascal Olivier, responsable de l’antenne romande de l’organisation. Ce chiffre était de 10,80 francs en 2021.
Pour l’année 2023, ils évolueront certainement vers le haut, même s’ils devront être confirmés (Pascal Olivier évoque +8%). Autant d’indicateurs qui réjouissent les différents acteurs. «Certains producteurs continuent de se tourner vers le bio, surtout chez les vignerons avec lesquels nous enregistrons un bond de 18%», se réjouit Pascal Olivier.
Des chiffres à relativiser…
Mais tout est-il vraiment si rose, ou plutôt si vert? Tout dépend du secteur concerné et de l’endroit où les producteurs vendent leurs produits. Pour ce boulanger bio rencontré à la place de la Riponne à Lausanne, son secteur est en crise depuis le Covid. «C’est une chute constante pour nous en boulangerie. Pas forcément à cause de l’inflation, ni même à cause des céréales ukrainiennes, car nous produisons tout nous-mêmes. C’est plutôt que les gens ont changé leurs habitudes depuis la pandémie. Ils ne viennent plus au marché. Nous avons mis en place un système de livraison à domicile, mais cela ne suffit pas à combler le manque à gagner», regrette-t-il.
Pascal Olivier attire l’attention sur le fait que les consommateurs ont réduit leurs dépenses alimentaires de manière générale. La part dépensée par les Suisses dans les grands magasins est aussi en recul depuis la pandémie. Cela représente une chute de 5% entre l’avant et l’après Covid. «Mais sur le total, la part dédiée au bio augmente quand même», assure-t-il.
Paradoxe, les Suisses dépensent moins pour leur alimentation quotidienne que leurs voisins (environ 7 francs contre 11 pour un Français), mais ils consomment malgré tout plus de bio. «C’est très subjectif, mais je pense que les Suisses sont peut-être mieux informés, avance Pascal Olivier. Et ils ciblent mieux leurs achats.»
Confiance envers le bio et les producteurs
Il faut dire que les consommateurs suisses font souvent confiance au bio. À l’instar de cette quadragénaire qui fait ses courses au cœur de la capitale vaudoise. «J’achète bio en premier lieu pour préserver un peu ma santé, car c’est quand même le seul moyen de s’assurer qu’il n’y ait pas de pesticides», glisse-t-elle.
Pascal Olivier le relève également, le bio n’a jamais souffert de magouilles ou d’un dégât d’image. Dans un test réalisé pour son édition de novembre 2023, le magazine «Bon à savoir» concluait que, sur un échantillon de pommes à la fois conventionnelles et bio, les produits labellisés ne contenaient aucune trace de pesticides contrairement à leurs cousines. Une promesse de vente sur la qualité des produits qui tient la route jusqu’à présent.
«Je consomme environ 80% de mon alimentation en bio pour soutenir les paysans», estime cette Fribourgeoise rencontrée chez Bio26. Et c’est peut-être le point qui met tout le monde d’accord. La Fédération romande des consommateurs indique, en se basant sur plusieurs de ses études: «Les consommateurs veulent payer un prix qui rémunère justement le producteur et non les marges excessives.»
Un sentiment qui recoupe cette fois celui des pays voisins. Car si le bio est en recul dans les grandes surfaces françaises, l’achat auprès des producteurs a augmenté de plus de 3% dans l’Hexagone.
Du côté de Bio Suisse, on abonde. La confiance est de mise auprès des producteurs: «Nous n’avons jamais reçu de critiques des consommateurs sur les prix fixés par les paysans. Les gens comprennent bien nos impératifs. En revanche, ce sont les marges perçues par les distributeurs qui font débat.» Lorsque les produits sortent de l’usine et qu’ils ont estampillés avec le bourgeon, Bio Suisse n’a en effet plus de contrôle sur eux.
Le principal frein à la consommation de bio semble donc résider dans ces marges. À Lausanne, il suffit de faire quelques mètres, en dehors du marché, pour s’en rendre compte. «Pour moi, c’est trop cher», affirme clairement ce cinquantenaire. «Je ne peux tout simplement pas me permettre de privilégier le bio.» D’autres gardent encore une distance critique vis-à-vis du label au bourgeon: «Je préfère largement consommer suisse et non bio que l’inverse», nous explique Caroline, qui se dirige vers les fruits et légumes d’un grand magasin.
Un fossé qui se creuse?
Est-ce à dire que le fossé se creuse entre ceux qui consomment toujours plus de bio et ceux qui ne peuvent pas s’en offrir ou qui n’y sont pas convertis? Pour ce maraîcher de Luchino culture bio à la Croix-sur-Lutry, c’est n’est pas impossible: «C’est vrai que nous tournons bien avec nos produits. Nous avons environ 400 clients sur sept heures de marché. Mais ce sont souvent les mêmes. Ils reviennent, et peu importe finalement l’évolution du prix. Certains demandent un peu pourquoi il y a des variations de temps en temps, mais ils achètent quand même, car ils sont convaincus.»
Quant à Pascal Olivier de Bio Suisse, il estime que le constat mérite une étude plus poussée. Pour lui, le bio doit de toute manière innover pour l’avenir. Il assure percevoir une «petite frilosité», un début de défiance envers le bio, en grande partie à cause de ces fameuses marges: «C’est à nous, les producteurs, de développer davantage les épiceries participatives, comme Bio26 à Fribourg. C’est à nous d’imaginer des moyens de rapprocher les Suisses des paysans…»