Il n'y a jamais eu autant de victimes présumées d'esclavage moderne en Suisse que l'année dernière. En 2022, 324 personnes se sont adressées à des services spécialisés en quête d'aide, et 177 ont effectivement été identifiées comme victimes de la traite des êtres humains. Une grande partie des personnes concernées sont des femmes, mais le nombre d'hommes ne cesse d'augmenter: de 11% en 2019 à 23% en 2022.
L'experte Julia Kuruc en est convaincue: la pression économique favorise la traite des êtres humains. Les autorités quant à elles détournent parfois délibérément le regard.
Madame Kuruc, pourquoi la traite des êtres humains existe-t-elle ailleurs que dans les rues où la prostitution sévit, telle qu'à la Langstrasse à Zurich ou aux Pâquis à Genève?
Parce que la traite d'être humain n'a pas lieu uniquement dans le commerce du sexe! Elle existe aussi ailleurs à Zurich ou dans le quartier diplomatique de Berne, où certaines employées de maison doivent travailler pour un prix dérisoire, sept jours sur sept, ou dans des salons de manucure, dans l'agriculture ou sur des chantiers.
Les chantiers sont pourtant strictement contrôlés pour éviter le travail au noir. Comment peut-on en arriver à la traite des êtres humains?
Les contrôles sont loin d'être aussi stricts que nous le souhaiterions. La pression sur les prix dans le secteur de la construction est lourde. L'offre la moins chère l'emporte, donc les entreprises de construction suisses font appel à des sous-traitants. Finalement, personne ne regarde de si près les conditions réelles dans lesquelles les ouvriers du bâtiment travaillent.
Comment fonctionne la traite des êtres humains sur un chantier?
Des ouvriers du bâtiment du sud-est de l'Europe sont attirés en Suisse par de fausses promesses. On leur promet un salaire élevé. Ils ne reçoivent pas de contrat de travail et se voient finalement prélever des sommes faramineuses pour l'hébergement et le couvert. Les ouvriers du bâtiment ne peuvent pas se défendre, ils sont tout au plus endettés auprès de leurs 'patrons'. Ils ne connaissent pas la langue ni les lois suisses. Je connais le cas d'un ouvrier du bâtiment qui, malgré des fractures, a dû effectuer un travail pénible.
Vous avez travaillé pendant cinq ans dans un service spécialisé qui s'occupe de ce genre de cas. Quel destin vous a particulièrement touché?
Une Nigériane avait fui en Italie en traversant la Méditerranée. Là-bas, elle a été forcée à se prostituer. Lorsqu'elle est tombée enceinte, elle s'est réfugiée en Suisse pour échapper à son proxénète violent.
Et ensuite?
La Suisse voulait expulser la Nigériane encore enceinte vers l'Italie, c'est-à-dire la renvoyer entre les mains du proxénète. Heureusement, l'Italie avait alors stoppé les procédures Dublin, si bien que le rapatriement a échoué.
La Confédération doit, elle aussi, respecter le règlement de Dublin.
Non, elle ne le doit pas. Le règlement de Dublin sert d'étrier à la traite des êtres humains. Il joue en faveur des criminels. La Suisse peut suspendre la procédure Dublin à tout moment. Selon la convention du Conseil de l'Europe, la Suisse est tenue de protéger les humains, indépendamment de la réglementation Dublin.
Les cantons traitent-ils différemment le problème de la traite des êtres humains?
Il y a une grande différence entre les cantons dans lesquels les gens sont exploités. Il y a des cantons où il n'y a pas de traite d'êtres humains officiellement, parce qu'il n'y a pas d'autorité ni de service spécialisé qui examine la situation de près. Il en va tout autrement dans le canton de Vaud, par exemple. L'association Astrée fait un super travail, les victimes de la traite reçoivent un soutien professionnel et un séjour légal temporaire.
Un séjour légal limité peut-il réellement aider les personnes en détresse?
Il aide à ouvrir un nouveau chapitre de la vie, sans la peur d'être immédiatement expulsé. Les victimes de la traite des êtres humains sont profondément traumatisées. Elles vivent dans la peur d'être battues et violées. La crainte de se rendre à la police est très élevé. Il est nécessaire de leur offrir du répit.
Que se passe-t-il pendant cette période de répit?
La santé physique et psychique est la priorité absolue. Les personnes concernées vivent dans un logement protégé. Elles sont prises en charge et peuvent réfléchir à l'opportunité de porter plainte. Beaucoup ont peur d'être expulsées si l'on apprend qu'elles sont en Suisse illégalement. Mais sans témoins, nous ne pouvons pas lutter contre la traite des êtres humains. La victime est souvent la seule personne qui peut témoigner de son expérience.
Comment établissez-vous le contact avec les victimes?
Personne ne vient dire: «Hé, je suis victime de traite d'êtres humains.» Il faut des personnes qui observent et qui savent voir et comprendre les signes. Beaucoup viennent vers nous par le biais de la police. Il y a aussi un travail social de proximité. La plupart du temps, nous n'intervenons que lorsque les choses ne vont plus. Par exemple, lorsque les médecins ont des soupçons lors d'examens. Ou après une tentative de suicide. Mais nous ne voyons que la pointe de l'iceberg.
Comment pourrait-on mettre fin à la traite des êtres humains en Suisse?
Avec des salaires plus élevés et plus justes ainsi que des syndicats forts et des inspections du travail qui contrôlent cela. Bien que la Suisse soit riche, il faut toujours faire des économies. Mais cela favorise la traite des êtres humains. En même temps, il est scandaleux que certains cantons affirment qu'il n'y a pas de traite d'êtres humains chez eux, et justifient ainsi qu'ils n'ont pas besoin d'une police spécifique ni d'un service spécialisé pour aider les victimes.