Une épopée incroyable
Son objectif? Parcourir les 66'000 km de chemins pédestres suisses

Engagé depuis décembre 2013 dans une épopée pédestre incroyable, le journaliste marcheur jurassien Pascal Bourquin veut parcourir tous les chemins de Suisse, soit 66'000 kilomètres, en vingt-huit ans. Mais il a changé de philosophie. Rencontre.
Publié: 28.01.2025 à 20:01 heures
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Sportif émérite, Pascal Bourquin s'arrête un instant dans une forêt de sa ville natale de Moutier.
Photo: Julie de Tribolet
Marc David
L'Illustré

En ce glacial samedi d’hiver, le journaliste marcheur Pascal Bourquin (58 ans) revient de sa 1129e balade en Suisse et parque son bus blanc devant son immeuble des hauts de Moutier. Le matin même, il a «tourniqué autour d’Aarau et sur les bords de l’Aar», sourit-il. Une randonnée «moyennement intéressante sur le papier», et pourtant: il a vécu une fois encore des moments de bonheur, raconte-t-il à «L'illustré».

Il s’est émerveillé devant une forêt givrée «avec le soleil qui se levait derrière», il s’est étonné de ne tomber que sur des commerces exotiques dans la cité argovienne et il a pris en photo des sillons impeccablement alignés dans un champ, ainsi que quelques tags dans un passage souterrain.

Tout l’art de ce randonneur absolu est résumé dans cette sortie parmi tant d’autres. Il s’y est mêlé l’ordinaire et la découverte, l’habituel et le spirituel. «Quand tu marches, dit-il, les réflexions partent dans tous les sens. A Zoug, j’ai traversé des quartiers de villas où je me demandais comment il était possible qu’il existe autant de gens riches. Ailleurs, j’ai découvert des villages abandonnés, des endroits totalement perdus. A la fin, ce que je vis est unique: j’aurai passé partout dans le pays...» 

Homme de défis

Il ne ment pas quand il parle d’expérience unique. Son aventure n’a sans doute pas d’équivalent. Dans un autre registre que Mike Horn dans les glaces ou Sarah Marquis dans les déserts, c’est l’accomplissement dans une incroyable volonté de répétition d’une décision prise il y a plus d’une dizaine d’années. Il s’en souvient. Ce jour-là, comme ce féru d’alpinisme et d’efforts divers (plongée, trail, marathon, ski-alpinisme, athlétisme, etc.) avait pris de l’avance dans l’ascension d’un sommet de 6500 mètres en Bolivie, il est arrivé seul. «Je me suis assis et j’ai passé une heure à réfléchir.»

Il avait derrière lui tant d’aventures en montagne, le Mont-Blanc quatre fois, l’Aconcagua, la Pointe Dufour, la Patrouille des glaciers deux fois, qu’il s’est demandé ce qu’il pourrait désormais viser. Il a pensé à l’Everest, puis a chassé cette idée en songeant aux files d’alpinistes touristes qui envahissent le toit du monde. «J’étais à un moment de rupture, une fin de cycle. Je voulais entreprendre quelque chose d’extraordinaire, dans une autre catégorie. Un exploit que personne n’avait jamais accompli. Je suis un homme de défis, avec un côté excessif. C’est dans mon caractère.»

Pascal Bourquin en quelques chiffres
  • 1129 balades
  • 28'999 kilomètres parcourus sur 66'488, soit 43,62% du total des chemins pédestres suisses
  • 12'500 photos archivées
  • 22'000 followers sur Facebook

Etat au 16 janvier 2025

  • 1129 balades
  • 28'999 kilomètres parcourus sur 66'488, soit 43,62% du total des chemins pédestres suisses
  • 12'500 photos archivées
  • 22'000 followers sur Facebook

Etat au 16 janvier 2025

C’est là, seul et déterminé, qu’il a opté pour le plus singulier des paris. En imaginant qu’il serait capable de marcher jusqu’à l’âge d’environ 75 ans, il a divisé les 66'000 kilomètres de sentiers pédestres suisses par les vingt-huit ans qu’il supposait avoir devant lui. Verdict: quelque 45 kilomètres par semaine. Cela semblait possible. Rude et un peu dingue, mais possible.

En rouge, les 43,62% des 66'000 kilomètres de sentiers pédestres suisses que Pascal Bourquin a déjà parcourus.
Photo: Pascal Bourquin

Il s’est mis en route en décembre 2013, en commençant par le Jura, l’Oberland bernois, le Valais. D’emblée, il a décidé de garder pour la fin les portions moins pénibles du Plateau, pour une période où il serait plus vieux et sans doute moins vaillant. Il s’est ainsi imaginé débarquer en 2041 en vainqueur sur la place Fédérale, à l’occasion du 750e anniversaire de la Confédération.

Tout n’est pas si simple. Ce que ce journaliste qui a notamment passé une vingtaine d’années à la RTS ne pouvait pas prévoir en se lançant, ce sont les coups du sort. Pas des moindres: deux déceptions professionnelles l’ont fait changer d’emploi, deux ruptures amoureuses l’ont marqué, dont le divorce avec la mère de sa fille. Rayon santé, un cancer de la thyroïde l’a assailli, à cause duquel il s’est accordé «deux semaines d’arrêt» dans ses balades…

Pour finir, une opération à cœur ouvert l’a obligé à dix jours aux soins continus à Berne et à un mois de rééducation au Noirmont (JU): «Monter deux marches ressemblait à gravir le Mont-Blanc. Mais, deux mois et demi après l’opération, je suis monté au Stockhorn depuis le bas...»

La performance au second plan

Ce que cette suite d’événements ne dit pas non plus, c’est combien le marcheur a changé de philosophie en chemin. En résumé, plus il avance et moins il recherche la performance. «Aujourd’hui, je le fais pour me faire plaisir et faire plaisir à beaucoup de gens qui apprécient les images que je partage. Réussir l’exploit me plairait certes, mais cette dimension passe au second plan.»

En août 2020, au lac d’Oeschinen (BE), le marcheur cherche à «disparaître dans la géographie», comme il le dit en citant l’écrivain Sylvain Tesson.
Photo: Pascal Bourquin

Il est devenu adepte de la phrase de Sylvain Tesson: «Il y a ceux qui veulent laisser une trace dans l’histoire. Moi, je veux disparaître dans la géographie.» Lui qui travaille à plein temps sur quatre jours au «Quotidien jurassien» et réserve ses fins de semaine pour une ou deux balades hebdomadaires, avoue n’avoir plus trop envie de se dépêcher. «Je rêve parfois de pouvoir y aller tranquillement, de me mettre de côté et de lire un livre dans mon bus si le trafic est trop dense.» Plus grand-chose à voir avec le sportif d’élite du début, qui avançait l’œil vissé sur ses moyennes. «J’accepte maintenant que ce soit le chemin qui me donne ma vitesse.»

Les sentiers en chiffres
  • 58%: La part de la population suisse âgée de 15 ans et plus qui pratique régulièrement la randonnée, soit environ 4 millions de Suissesses et de Suisses.
  • 50'000: Le nombre de panneaux indicateurs qui renseignent les randonneurs sur la catégorie de chemin, le but de l’itinéraire et sa durée.
  • 15: La moyenne annuelle de randonnées par personne et par an, chacune d’entre elles durant en moyenne trois heures. La population suisse âgée de 15 ans et plus consacre près de 60 millions de jours ou 200 millions d’heures par an à la randonnée.

Source: Suisse Rando

  • 58%: La part de la population suisse âgée de 15 ans et plus qui pratique régulièrement la randonnée, soit environ 4 millions de Suissesses et de Suisses.
  • 50'000: Le nombre de panneaux indicateurs qui renseignent les randonneurs sur la catégorie de chemin, le but de l’itinéraire et sa durée.
  • 15: La moyenne annuelle de randonnées par personne et par an, chacune d’entre elles durant en moyenne trois heures. La population suisse âgée de 15 ans et plus consacre près de 60 millions de jours ou 200 millions d’heures par an à la randonnée.

Source: Suisse Rando

Il est aussi plus au clair sur lui-même. «Je sais maintenant que je souffre d’un TSA, un trouble du spectre autistique.» Celui-ci s’exprime notamment dans son application extrême à noter tous ses trajets. Pour une heure de balade, il compte le double pour préparer, calculer, cartographier. Il faut jeter un œil à son site, La vie en jaune: chaque chemin est répertorié avec soin, les photos réalisées sur le vif l’accompagnent.

Pour une balade, il consacre le double de temps à préparer, calculer et cartographier ses itinéraires. «Ces statistiques m’apaisent, ce n’est pas une corvée. J’ai besoin de routines, je me mets sur des rails», dit-il.
Photo: Julie de Tribolet

Ces tableaux sont importants pour lui, rien d’une corvée. «Ces statistiques, ces visuels chiffrés m’apaisent. Tout comme retoucher mes photos, les publier. Le mouvement répétitif est très probablement lié à l’autisme. J’ai l’impression, semaine après semaine, de me mettre sur des rails. Cela m’aide à vivre. J’ai besoin de routines dans un terrain connu, qui peuvent se transformer en addictions et en repères. La vie en jaune m’offre tout cela.» Les tout petits événements prennent davantage de place, il les recherche. S’arrêter devant un escargot, observer une fleur. 

On n’arrête pas de lui demander quelle balade était la plus belle, la plus étonnante, la plus dangereuse. Il s’exécute d’habitude mais avoue avoir de la peine à y répondre, cite certes les mélèzes à Moosalp ou le serpent de brouillard du Grimsel: «Je le fais mais j’ai vu trop de lieux, je n’arrive pas à me souvenir de tout. Même si je sais toujours où retrouver mes photos sur la carte.» 

«J’ai ma place ici»

Il y a plus troublant. Lui qui s’avoue désarmé face à la complexité du monde trouve dans la nature un réconfort étonnant, qu’il explique ainsi: «J’ai constaté qu’elle n’est pas du tout bien faite, comme on le dit communément. Il y a des arbres biscornus, des cailloux qui tombent, des animaux qui n’ont qu’une patte. Et des destins: une fleur va se faire brouter et piétiner si elle pousse du mauvais côté d’une barrière.»

Pascal Bourquin sur la Schrattenflue (LU), en juin 2024. «Parfois, je n’ai pas envie de repartir en balade. Puis je me dis: «Heureusement que je suis venu, quel bien cela me fait!»
Photo: Pascal Bourquin

Il en conclut avec joie qu’il n’y a pas besoin d’être parfait pour exister, cela lui fait du bien. «Oui, il ne faut pas être le plus fort, le plus riche ou le plus intelligent pour avoir sa place sur la planète. Cela veut dire que j’ai aussi la mienne ici, à part entière. C’est le grand acquis de mon aventure.» Les années qui viennent, il veut savourer cette paix qu’il entrevoit, à son rythme. Ce qui le ferait tout arrêter? «La santé ou une perspective plus intéressante, une rencontre, une passion qui me détournerait. Mais il faudrait que ce soit génial...»

Alors qu’on prend congé lui reviennent les paroles d’un morceau du chanteur Ben Mazué, qu’il fait écouter dans ses conférences. Il s’y retrouve, tout y est. «Faut qu’je marche / Parce que j’comprends quand je marche / Faut qu’je marche / Parce que j’apprends quand je marche / Faut qu’je marche / Parce que je pense quand je marche / Parce que j’avance quand je marche / Parce que je rêve quand je marche.» 

Un article de L'illustré

Cet article a été publié initialement dans le n°04 de L'illustré, paru en kiosque le 23 janvier 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°04 de L'illustré, paru en kiosque le 23 janvier 2025.

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