Un an après l'invasion russe de l'Ukraine, elle témoigne
«J'aime l'Ukraine, mais je dois désormais imaginer un avenir en Suisse»

Cette cheffe d'entreprise ukrainienne, également mère de trois enfants, est arrivée en Suisse le 11 mars 2022. Marina V. a perdu son entreprise, ses biens, son homme. Mais pas sa volonté de s'en sortir. Portait d'une famille particulièrement bien intégrée à Nyon (VD).
Publié: 24.02.2023 à 15:00 heures
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Dernière mise à jour: 24.02.2023 à 18:07 heures
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Depuis son arrivée en Suisse, Marina V. n'a pas manqué de visiter la capitale.
Photo: Marina V.
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

Je connais Marina V. grâce à une amie de ma mère. J'ai servi d’interprète lorsque ses enfants ont dû s’inscrire à l’école en Suisse pour la première fois, en mars de l'année dernière. Un an après son départ d'Ukraine, je la recontacte pour prendre des nouvelles.

La petite famille vit désormais à Nyon (VD). Elle a accepté de m’ouvrir ses portes quelques jours avant le funèbre anniversaire de la guerre. Marina vient me chercher à l’arrêt de bus. Je commence par lui demander comment elle se sent, comment va son humeur en ce moment. «Vous savez bien que les gens de l’ex-URSS ne vont pas chez les psychologues, vu que vous êtes russe, me rétorque-t-elle. Ceux de ma génération, en tout cas. Chez nous, c’est pour les 'vrais' fous, les psys. Ce n’est pas quelque chose que font les gens normaux. Donc je n’ai pas reçu de soutien à ce niveau-là depuis mon arrivée en Suisse, non. J’essaie juste de continuer à vivre.» Elle a la petite quarantaine. En Ukraine, Marina était à la tête de sa propre imprimerie, et possédait quatre appartements.

Elle s’allume une cigarette. Aujourd’hui, elle n’a plus rien. Nous marchons en direction de son foyer. Pas celui qu’elle s’était offert à Kiev – elle ignore si l’immeuble existe encore – mais celui que les autorités lui ont attribué dans les hauts de la petite ville vaudoise. Mes premières questions sur son bien-être personnel lui semblent attendrissantes, mais futiles. Ça l’amuse.

Elle est arrivée d’abord à Zurich, le 11 mars 2022, avec ses trois enfants: Danilo, 17 ans, Aryna, 13 ans, et Kiril, qui a 15 ans. Depuis septembre 2022, la famille bénéficie d’un habitat indépendant au sein d’une communauté d’habitations gérée par l’Établissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM). Après être passée par la maison d’une famille d’accueil à Morges (VD).

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«Géorgy est au front. C’est un sujet sensible…»
Marina
»

«Nous avons tellement de chance… Je sais qu’il y a des endroits où les réfugiés ukrainiens doivent partager leur appartement ou même parfois leur chambre avec des inconnus, faute de place. C’est peut-être parce que je connaissais quelqu’un en arrivant ici, c’était donc plus facile de trouver des solutions et de se renseigner, je ne sais pas…» En effet, la belle-sœur de la migrante habite à quelques minutes de là, dans le village de Prangins (VD). Son compagnon, lui, est resté au pays pour se battre: «Géorgy est au front. C’est un sujet sensible…» (qu’elle acceptera quand même d’aborder un peu).

Marina fait aussi partie des rares Ukrainiennes à avoir déjà pu bénéficier d’une expérience professionnelle en Suisse (aujourd'hui, seuls 14,8% de ces réfugiés et réfugiées travaillent). Elle raconte tout à Blick. D’abord sa vie heureuse et prospère à Kiev, puis le début de la fin.

Du parking sous-terrain de son immeuble, au pays, d’où elle entendait pleuvoir les bombes, à son intégration plutôt réussie sur nos terres. En passant par un périple infernal pour arriver jusqu’ici, et sa vision de l’avenir. Cette famille, à l’image de tant d’autres, finira-t-elle par s’installer définitivement en Suisse? On vous plonge dans un récit de vie qui s’apparente presque à de la fiction, et que nous avons retracé à la date près – un an après le début de l’horreur.

Amour et paix

«Début 2022, les affaires allaient bien. En plus de notre logement principal, dont je suis propriétaire, je venais d’acheter un appartement à chacun de mes trois enfants, quelques mois avant l’invasion russe.» Le balcon de Marina à Kiev donnait sur un petit lac, et des gratte-ciel à perte de vue.

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«Tout ce pour quoi j’ai travaillé toute ma vie, je l’ai très probablement perdu une fois pour toutes. Je peux vivre avec ça. Mais Géorgy, en revanche…»
Marina
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«Le soir, tout s’illuminait. Il y avait toujours du bruit, de la vie», se remémore-t-elle sur son paisible balcon nyonnais, qui donne sur les Jardins de Bois du Nant. «Ici, en revanche, tout est si calme! Je crois que je ne m’y habitue pas. C’est peut-être absurde mais le bruit des voitures, la vie cosmopolite me manquent» confie Danilo, l’aîné de 17 ans, qui nous rejoint un moment.

Marina enchaîne: «Mon entreprise, mes biens immobiliers, tout ce pour quoi j’ai travaillé toute ma vie, je l’ai très probablement perdu une fois pour toutes. Je peux vivre avec ça. Mais Géorgy, en revanche…» Géorgy, c’est le nom du compagnon de Marina.

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«Au lendemain de l’offensive russe, j’ai insisté pour qu’on aille vite se marier et qu’on parte ensemble.»
Marina
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Chanteur d’opéra de profession, le jeune homme de trente ans n’a pas voulu suivre sa moitié en Suisse. Pourtant, il aurait pu. «Au lendemain de l’offensive russe, j’ai insisté pour qu’on aille vite se marier et qu’on parte ensemble. Beaucoup de gens faisaient ça, car les pères de famille dite nombreuses avaient alors la possibilité de sortir du pays.» Marina marque une pause, son visage se crispe. «Il a refusé. Il a voulu rester. Aujourd’hui, il est encore en vie. Mais il a déjà été blessé au combat une fois.»

Patriotisme ou pas, elle ne comprend pas vraiment la décision de son partenaire. D’autant plus que ce cantateur diplômé a déjà pratiqué son art à Vienne, à Berlin, à Paris. Marina souligne que si quelqu’un aurait facilement pu trouver du travail à l’étranger, c’est bien lui. «Il est plus jeune que moi, et il a gâché sa vie. Je suis désolée mais je ne veux pas en parler davantage…»

24 février: La chute

Voici le garage sous-terrain de son immeuble à Kiev, où Maria V. a dû se réfugier avec ses enfants dès le 24 février 2022, pendant une semaine. Les conditions y étaient infernales.

Lorsque la pluie d’acier et de plomb s’est abattue pour la première fois sur la capitale ukrainienne, le 24 février 2022, Marina et ses enfants étaient seuls dans leur appartement. Elle raconte: «D’abord, c’était le choc, évidemment. On ne savait pas quoi faire. Notre foyer était au 25ᵉ étage d’un grand immeuble. Très vite, nous avons vu les balcons des gratte-ciels voisins s’effondrer à la chaîne. C’est là que j’ai compris qu’il fallait tout lâcher et partir.»

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«On était sûrs que ça allait bien finir par s’arrêter, les premiers jours.»
Marina
»

Marina a donc embarqué ses enfants pour aller s’abriter dans le parking souterrain de l’immeuble, où quelques voisins avaient déjà trouvé refuge. Ils ne pourront quitter le garage qu’une semaine plus tard, pour fuir à l’étranger. «On était sûrs que ça allait bien finir par s’arrêter, les premiers jours. Puis, nous avons compris que ce n’était que le début.» Ces sept jours passés sous terre, elle s’en souviendra toute sa vie.

Elle a accepté de partager avec nous une image (ci-dessus). «C’est tout de même un moment que je tenais à immortaliser, je ne sais pas trop pourquoi…» Sur la photo, on voit la cadette de la fratrie, Aryna, manger sur un matelas gonflable posé à même le sol. Alors que l'aîné, Danilo, dort par terre.

«C’était l’horreur. Les sirènes retentissaient plusieurs fois par heure. À peine je me levais — pour tenter d’au moins chauffer de l’eau pour des pâtes, pour nourrir les enfants — que j’entendais l’alarme retentir. Il fallait alors tout lâcher, tout éteindre, se mettre en boule dans un coin. Et ça recommençait, encore et encore.»

Quelques jours après le début de l’invasion, des couloirs humanitaires se mettent en place. La famille s’apprête alors à fuir le pays. En ligne de mire: la Suisse, où vit la grande sœur du compagnon de Marina depuis plus de dix ans.

3 mars: La fuite

Le périple de la famille de Kiev à Zurich commence le 3 mars 2022. Marina et ses enfants rejoignent d’abord la ville de Lviv, tout à l’ouest de l’Ukraine, à bord d’un bus humanitaire. De là, aucun train direct n’existe pour la Suisse. Il va falloir faire de nombreuses escales. Le voyage durera neuf jours.

Marina se souvient: «Dans les trains, nous étions tous entassés. Danilo était assis par terre tout du long. Aryna a cassé ses lunettes de vue. Notre première escale fut en Pologne. Là-bas, les gens ont fait tout ce qu’ils pouvaient face au flux monstrueux de migrants. On nous a distribué de l’eau, de la nourriture, etc.»

Ensuite, la famille atteint l’Autriche. «Là, en revanche, c’était une autre histoire, poursuit l’Ukrainienne. Il n’y avait personne pour nous indiquer où aller, quel train prendre. Il n’y avait pas non plus de logements à disposition pour les réfugiés, nous avons dû payer un hôtel avant de prendre un train pour la Suisse au lendemain de notre arrivée.»

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«Je n’ai jamais rencontré de policiers aussi gentils que les policiers zurichois de toute ma vie (rires)!»
Marina
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Le 11 mars 2022, la famille débarque enfin à Zurich. Marina garde le souvenir d’un immense sentiment de soulagement: «Au contraire de ce que nous avons vécu en Autriche, les gens étaient incroyablement bienveillants et serviables dès notre arrivée. On nous a directement distribué des vivres, indiqué où aller pour être logés. Les policiers qui nous ont accueillis ont même proposé de nous donner de l’argent de leur propre poche si besoin. Je n’ai jamais rencontré de policiers aussi gentils que les policiers zurichois de toute ma vie (rires)!»

Hébergée dans un foyer pour réfugiés pendant quelques jours à Zurich, la famille ukrainienne notifie rapidement aux autorités qu’elle a un endroit où loger, temporairement du moins: chez la belle-sœur de Marina, à Prangins, dans le canton de Vaud. Direction la Suisse romande. Après quelques jours passés chez elle, Marina et ses enfants sont placés dans une maison spacieuse prêtée par des particuliers, aux côtés d’une autre famille, à Morges. Le 1er septembre, ils reçoivent une décision de l’EVAM: un logement privé va leur être attribué à Nyon.

1er septembre: Le refuge

Nous sommes dans le salon, sur le canapé. Marine touille son thé noir, alors que ses deux cadets, Aryna et Kiril, rentrent de l’école, où ils sont intégrés dans des classes «normales». Je leur demande: «Vous la trouvez comment, votre vie ici, comparé à l’Ukraine?»

Aryna, 13 ans, est la plus enthousiaste: «En réalité, l’école en Suisse, c’est beaucoup mieux (rires). Parce qu’on finit souvent vers 15h30, et on a des grandes pauses. Et puis beaucoup de sorties scolaires! Ce n’est pas du tout comme ça chez nous. Je n'ai plus envie de rentrer, maintenant!» Le français de la jeune fille s’améliore à vitesse grand V, même si elle utilise encore parfois un traducteur automatique pour échanger avec ses camarades. «Je me suis faite plein de copines suisses, et j'ai pu continuer à pratiquer le patin à glace, donc je vais plutôt bien, oui.»

Le niveau de langue de Kiril, 15 ans, est plus impressionnant encore. L’adolescent parlait déjà couramment anglais en arrivant, et n’a aucune peine à entretenir une conversation de base dans la langue de Molière – qu’il ne maîtrisait pas du tout il y a un an. Sa mère en est très fière: «Je l’ai déjà entendu parler français et couramment anglais avec ses copains, j’étais vraiment impressionnée…»

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«Mes meilleurs amis sont éparpillés dans toute l’Europe, et certains sont restés se battre.»
Danilo
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Pour Danilo, qui a 17 ans, c’est un peu plus compliqué. Il est en train de terminer sa classe préparatoire en Droit, en ligne, en ukrainien. Parallèlement, il suit des cours intensifs de français à l’École d’accueil, à Lausanne. Danilo a conscience du fait que, à son âge, il est plus compliqué de s’intégrer – comparé à ses cadets.

Il confie: «Mes meilleurs amis sont éparpillés dans toute l’Europe, et certains, qui allaient avoir 18 ans peu après l’invasion, sont restés se battre. Évidemment, c’est perturbant pour moi. Et je n’ai pas encore vraiment réussi à me faire beaucoup d’amis ici, même parmi les Ukrainiens.»

Marina n’a pas non plus prévu de chômer dans son pays d’accueil. En plus de ses cours de français, aujourd’hui, elle donnerait tout pour retrouver du travail. Si elle perfectionne encore un peu la langue, elle a ses chances, ayant déjà pu bénéficier d’une expérience professionnelle en Suisse pendant quatre mois.

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«Je peux désormais attester d’une expérience professionnelle ici, quelle qu’elle soit.»
Marina
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Elle n’était pas rémunérée, certes, mais elle a obtenu un bon certificat de travail de la part de la Fondation Monde d’emploi, où elle a œuvré dans le secteur du recyclage d’appareils électroniques d’août à novembre 2022. Dans sa lettre de recommandation, l’employeur flatte entre autres ses «excellentes compétences techniques et professionnelles».

Elle sait que ça ne vaut pas grand-chose, sur le marché Suisse de l’emploi, mais ce n'est pas donné à tous les Ukrainiennes et Ukrainiens qui arrivent. Et c’est déjà un premier pas: «Ça m’a permis de comprendre un petit mieux comment les choses fonctionnent ici. Et je peux désormais attester d’une expérience professionnelle, quelle qu’elle soit. Il ne faut pas oublier que je suis cheffe d’entreprise, de base (rires).»

La résiliation

Comment Marina imagine-t-elle l’avenir, aujourd'hui? Comment se projeter, alors qu’elle ne sait même pas s’il reste quelque chose de son ancienne vie, là où elle l’a laissée? Je lui dis que j’ai entendu beaucoup d’Ukrainiennes et d'Ukrainiens dire qu’ils voulaient rentrer au pays dès que la guerre serait terminée, peu importent les circonstances (un réfugié sur dix serait même déjà de retour).

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«Il faudra bien reconstruire un minimum le pays et les infrastructures, avant qu’il ne puisse à nouveau y avoir de la vie.»
Marina
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Marina est plus pragmatique. Pour elle, cette douce musique d’avenir s’apparente plus au fantasme. «Evidemment que nous aussi, nous voudrions pouvoir revenir à Kiev, en théorie. Sauf que les gens qui affirment qu'ils vont rentrer au plus vite ne se rendent pas compte de deux choses. Premièrement, nous ne savons absolument pas combien de temps tout cela peut encore durer. Un mois, six mois, un an, dix ans? Puis, même si ça se termine rapidement, il faudra bien reconstruire un minimum le pays et les infrastructures, avant qu’il ne puisse à nouveau y avoir de la vie.»

Elle préfère donc mettre toutes les chances de son côté pour s’intégrer ici – si, par hasard, elle n’a pas d’autre choix que de rester. «En réalité, tout dépend de quand s’arrêtera cette guerre. Mes enfants sont adolescents. Si ça dure encore plusieurs années, et qu’au moment où c'est fini, ils parlent couramment français et ont déjà une vie et des projets dans ce pays, je me vois mal les en extirper pour les ramener dans une Kiev encore en sang et en ruines…» Et d’ajouter: «J’aime l’Ukraine, mais je dois désormais imaginer un avenir en Suisse pour ces raisons.»

Plus d’une heure et demie plus tard, il est temps pour moi d’y aller. Marina me raccompagne à l’arrêt de bus. Je lui pose une dernière question. Pas sur sa santé mentale, cette fois, mais presque: «Et vous, est-ce que vous vous êtes fait des copines, ici?» Elle sourit, puis rétorque: «J’ai ma belle-sœur et sa mère, qui vivent dans le village d’à côté. Et puis c’est vrai qu’il y a pas mal de femmes russes et ukrainiennes installées ici depuis longtemps. Je ne m’attendais pas à ça! C’est une bonne surprise. Donc moi, de ce côté-là, ça va. Je suis même sortie en boîte de nuit à Nyon avec une amie une fois, alors que j’ai quarante ans (rires)!»

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