«Nous sommes pris en otage»
Ce chirurgien romand dénonce les pratiques des assurances complémentaires

Le Dr Julien Schwartz défend une patiente dont l’assurance a remis en cause son opération. Il dénonce une stratégie des caisses pour affaiblir les médecins et monte au front. Interview.
Publié: 11.04.2025 à 12:20 heures
Le docteur Julien Schwartz, ancien président de la société suisse d'urologie, juge «inacceptables» les pratiques de certaines assurances.
Photo: Anne-Laure Lechat/ annelaurelechat.com
Blick_Lucie_Fehlbaum2.png
Lucie FehlbaumJournaliste Blick

«Oh, vous connaissez les médecins. Dans le privé, ils peuvent s'ajouter des honoraires comme ils veulent. Ils peuvent décider de vous rendre visite plus souvent alors que ce n’est pas utile.» Cette réflexion n'a pas été partagée entre deux copains autour d'un repas, mais par une assurance complémentaire avec une cliente, sur le point de se faire opérer. 

L'assurée en a été choquée. Stressée par son opération, elle venait d'apprendre que sa complémentaire ne la rembourserait pas, faute d'accord tarifaire entre les médecins indépendants vaudois et sa caisse maladie.

Plaintes potentielles

Le docteur Julien Schwartz, urologue ayant réalisé l'opération, a décidé de défendre personnellement sa patiente. Il dénonce les propos tenus à l’encontre des médecins privés par certains assureurs, rapportés à plusieurs reprises par ses propres patients.

D’après nos informations, plusieurs médecins genevois ont été confrontés à des cas similaires. Ils n’excluent pas de porter plainte, estimant les propos diffamatoires. Mais privilégient pour l'heure la voie du dialogue.

Licenciements en clinique

Au cœur du conflit: l’absence de convention tarifaire entre les médecins indépendants et certaines caisses maladie complémentaires. Les assureurs veulent imposer des systèmes tarifaires dont la gestion est principalement effectuée par les cliniques. Les médecins, eux, refusent de céder le contrôle de leur facturation. Au milieu, les assurés se sentent «pris en otage», et les cliniques manquent de liquidité. A Genève, l'Hôpital de la Tour a annoncé des licenciements.

Ancien président de la société suisse d'urologie, le docteur Schwartz pratique dans diverses cliniques privées genevoises et vaudoises, ainsi qu'aux Hôpitaux universitaires genevois. Expert et formateur du robot Da Vinci, il a répondu à Blick entre deux opérations. 

Julien Schwartz, comment réagissez-vous aux propos tenus par l’assurance sur les facturations des médecins privés?
L’assurance en question a tenu des propos diffamatoires à l’encontre des médecins exerçant en pratique privée. L’accusation selon laquelle des honoraires sont «rajoutés» est infondée. 

Les conventions tarifaires en vigueur datent de 1994 et ont été réévaluées une seule fois, en 2012, à hauteur d’environ 10%. Depuis, nos honoraires sont restés stables, avec de légères variations de quelques centaines de francs selon le nombre de chirurgiens impliqués, la survenue d’éventuelles complications ou encore la durée d’hospitalisation.

Avez-vous entamé des démarches juridiques face à ces accusations?
Mon avocate a envoyé un courrier le 13 mars dernier à l’assurance. Je souhaite obtenir des clarifications, mais je n’ai pas eu de réponse. 

«
On ne peut pas décemment dire à un patient: 'Vous avez une tumeur, allez consulter ailleurs'
Dr Julien Schwartz, spécialiste FMH urologie et urologie opératoire
»

L’assurance a contesté la pertinence de l’opération que vous avez pratiquée. Est-ce légitime?
Les interventions de certains employés d’assurances sur le plan médical sont très problématiques. Je ne discute pas mes décisions thérapeutiques avec un employé administratif ou un conseiller en assurances. Il me parait dangereux de laisser des personnes non qualifiées remettre en question un avis médical. Cela déstabilise profondément les patients, déjà fragilisés par le stress d’une intervention chirurgicale. Ils sont accompagnés par leur médecin, puis reçoivent des informations contradictoires de la part d’un inconnu derrière un bureau? Ce n’est pas acceptable.

Vous avez décidé de prendre en charge la défense de votre patiente pour que son assurance la rembourse. Ce dossier vous touche-t-il personnellement?
Oui, car pour rappel, je suis aussi un assuré. Mes filles, ma femme sont aussi des assurées. On nous a vendu une assurance, relativement chère, avec la promesse claire d’un remboursement, quels que soient le médecin et l’établissement hospitalier choisi. Il n’est pas acceptable que cette garantie soit ensuite remise en question sous prétexte de clauses cachées dans les conditions générales. Les assurances doivent prendre conscience qu’en agissant ainsi, elles alimentent la méfiance… et que cela pourrait accélérer l’arrivée d’un système de caisse unique.

Qu’est-ce qui vous empêche de tout arrêter tant que le conflit n’est pas réglé?
On ne peut pas décemment dire à un patient: «Vous avez une tumeur, allez consulter ailleurs.» Ce n’est ni éthique ni humain, et ce n’est pas notre manière de faire. Contrairement à certaines assurances, nous n’oublions pas les patients. Nous les voyons, nous les écoutons, et surtout, nous les soignons. C’est pourquoi nous continuons à les opérer, même si cela signifie retarder l’envoi des factures.

Les cliniques se mobilisent

A Genève, plusieurs médecins exerçant dans le privé pourraient porter plainte. Leurs patients leur ont rapporté des propos, tenus par des assurances, à propos des praticiens. Propos que ces derniers estiment diffamatoires. Les Associations des cliniques privées vaudoises et genevoises ont écrit à l'Association suisse d'assurances (ASA). Elles dénoncent une communication «inadéquate» de la part de certains membres de l'ASA, dans un document que Blick s’est procuré. «Certaines explications données par vos membres à leurs clients sont de nature à jeter le discrédit sur nos institutions ainsi que sur les médecins qui y exercent», peut-on lire.

Aucun discrédit, au contraire, écrit l'ASA. Cette dernière répond ainsi que «sensibiliser» ses clients à «l'existence d'établissements alternatifs» est une nécessaire transparence, dès lors que les négociations tarifaires n'ont pas abouti.

Contactée, l’Association des cliniques privées vaudoises dit regretter cette situation. «Nous déplorons que ces communications aux patients soient employées alors que nous avons toujours travaillé ensemble et continueront à le faire, dans le but de défendre le libre-choix du patient», souligne son secrétaire général, Jérôme Simon-Vermot.

A Genève, plusieurs médecins exerçant dans le privé pourraient porter plainte. Leurs patients leur ont rapporté des propos, tenus par des assurances, à propos des praticiens. Propos que ces derniers estiment diffamatoires. Les Associations des cliniques privées vaudoises et genevoises ont écrit à l'Association suisse d'assurances (ASA). Elles dénoncent une communication «inadéquate» de la part de certains membres de l'ASA, dans un document que Blick s’est procuré. «Certaines explications données par vos membres à leurs clients sont de nature à jeter le discrédit sur nos institutions ainsi que sur les médecins qui y exercent», peut-on lire.

Aucun discrédit, au contraire, écrit l'ASA. Cette dernière répond ainsi que «sensibiliser» ses clients à «l'existence d'établissements alternatifs» est une nécessaire transparence, dès lors que les négociations tarifaires n'ont pas abouti.

Contactée, l’Association des cliniques privées vaudoises dit regretter cette situation. «Nous déplorons que ces communications aux patients soient employées alors que nous avons toujours travaillé ensemble et continueront à le faire, dans le but de défendre le libre-choix du patient», souligne son secrétaire général, Jérôme Simon-Vermot.

Comment cela? Vous opérez gratuitement?
Non, je n'envoie plus mes factures à l'assurance complémentaire tant que les négociations ne sont pas abouties. Je sais qu'elles vont me les renvoyer. J'établis des factures avec les mêmes montants que j'ai facturés depuis des années, et j’attends de voir ce qu’il va se passer les prochaines semaines. Il semblerait que du côté de Genève les négociations avancent bien, ce qui nous laisse aussi un espoir pour le canton de Vaud.

Comment êtes-vous payé?
En tant qu’urologues, nous réalisons une partie de notre chiffre d'affaires par les consultations, ce qui nous permet de maintenir une certaine activité économique. En revanche, les anesthésistes des cliniques où nous opérons dépendent essentiellement des interventions au bloc opératoire. Sans nos interventions facturées, ils ne peuvent pas émettre leurs propres factures et se retrouvent donc sans revenu, ou avec des revenus très diminués.

Ils sont fâchés avec vous?
Non, absolument pas. C’est effectivement injuste pour eux, mais nous faisons preuve de solidarité, car nous sommes tous interdépendants. Toutefois, ils commencent à rencontrer des difficultés de trésorerie.

Et si les anesthésistes se rangeaient du côté des assureurs?
C’est précisément ce que recherchent certaines caisses maladie: diviser pour mieux régner. Elles usent les médecins, fragilisent le système, sans jamais être pressées. Elles disposent des moyens financiers nécessaires. En revanche, si vous ne payez pas votre prime à temps, vous recevez immédiatement une sommation de payer.

Y a-t-il des signes d’ouverture du côté de certaines assurances?
Assura, dans le canton de Vaud, a accepté rétroactivement jusqu’au 1er janvier le système proposé par l’Association des médecins genevois (AMGe). Donc, nous pourrons envoyer toutes les factures complémentaires à Assura. Du côté Genevois, Assura, Groupe mutuel et Swica ont signé pour le système de l’AMGe.

On l'a vu, les assurances contactent aussi leurs assurés pour leur proposer des «cadeaux» s'ils renoncent à leurs couvertures complémentaires. Qu'en pensez-vous?
Cela devient franchement agaçant! Trois de mes patients, tous couverts par la même assurance, ont été contactés à quelques jours de leur opération. A chacun, on a proposé une compensation financière pour qu’il renonce à la couverture en demi-privé. Et tous m’ont rapporté le même discours.

«
Une chose est claire: ce ne sont ni les assureurs, ni les politiciens qui vous soigneront
Dr Julien Schwartz, ancien président de la Société suisse d'urologie
»

Qu'avez-vous fait?
Jusqu’à maintenant, j’ai dit à mes patients que je les opérerai quoi qu’il advienne. Si l’assurance ne leur rembourse pas l’intégralité des prestations médicales, nous avons mis sur pied un soutien juridique, financé par les médecins de la clinique, pour entreprendre les démarches juridiques pour obtenir le remboursement intégral par l’assurance.

Vous seriez prêt à travailler sans salaire?
Non, cela ne serait pas viable pour nous tous. Et soyons clairs: nous ne sommes pas contre diminuer nos revenus, mais cela doit profiter aux patients par le biais d’une réduction des primes d’assurance maladie et certainement pas aux actionnaires des grands groupes d’assurance. Cependant, cela semble peu probable. Nous sommes pris en otage par certains gestionnaires d’assurance déconnectés du terrain, qui considèrent les patients comme de simples sources de revenus.

Au-delà des opérations, la gestion administrative parait aussi très lourde. A quoi ressemble votre quotidien?
Chaque soir, je me retrouve à devoir écrire des lettres pour faire le point sur cette situation devenue kafkaïenne. Je vois des patients totalement désemparés. Entre l'élaboration des devis, la réception des courriers des assurances et la rédaction des réponses, je consacre désormais plus d'une heure par jour uniquement à gérer les assurances complémentaires qui refusent de rembourser mes patients.

Et vous tenez le coup?
Une chose doit être dite clairement et retenue: ce ne sont ni les assureurs, ni les politiciens qui vous soigneront. Ce sont les médecins, les chirurgiens, les infirmières, les aides-soignants, ainsi que toutes celles et ceux qui, chaque jour, prennent en charge les patients dans les hôpitaux et les cliniques.

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la