C’est sur Telegram, messagerie cryptée chère aux anti-certificat Covid, coronasceptiques, antivax et autres complotistes, que ça se passe. Et l’appel à manifester vendredi soir à 19h15 devant la tour de la RTS à Genève est virulent. «N’oublions pas que toutes nos Actions sont régulièrement salies par les MeRdias; tout particulièrement par la RTS (les autres suivront…), de manières fourbes et à la fois très claires! L’art de la manipulation…» (sic), peut-on lire sur le groupe public «Actions Suisse», qui compte plus de 6000 membres.
«Il est donc plus que le moment de leur faire comprendre que la désinformation gangrenée par «une politique criminelle» que nous, citoyens du peuple souverain, subissons n’est définitivement plus acceptable!!», poursuit le texte. Objectif: être présent durant le «télé-merdia» — comprenez, le «19:30» — avant «la victoire que nous attendons tous impatiemment».
«Vivement Nuremberg 2!»
Les journalistes de la RTS ou celles et ceux qui couvriront l’événement annoncé sont-ils en danger? Plus largement, doit-on craindre pour l’intégrité corporelle des représentants de la presse en Suisse romande? Depuis le début de la crise sanitaire du Covid-19, de nombreuses rédactions ont reçu de graves menaces émanant des opposants au vaccin et/ou aux mesures anti-Covid.
Début 2021, une journaliste romande est menacée de mort sur Facebook: un journaliste nazi avait été pendu à Nuremberg pour crime contre l’humanité en 1946, lui rappelle cet internaute. En juillet 2021, c’est aux journalistes de Blick qu’on souhaite une condamnation à mort: «Vivement Nuremberg 2»!
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Alexis Favre, présentateur de l’émission de débat «Infrarouge» de la RTS, a confié il y a quelques semaines à Blick recevoir des messages dans la veine du «on va te mettre contre un mur et te fusiller». Mi-septembre 2021, des journalistes de plusieurs médias, dont «RFJ», sont rudoyés physiquement et insultés lors d’une manifestation anti-certificat Covid à Delémont (JU). Début octobre, des croix gammées sont taguées sur les caissettes du «Matin Dimanche» à Troistorrents (VS).
Colis suspects à la RTS
Ariane Dayer, rédactrice en chef du journal dominical, dénonce d’autres méthodes particulièrement inquiétantes. «Les gens trouvent les numéros de natel de nos journalistes pour les prendre directement à partie, ils se renseignent sur leurs adresses de domicile et certains ont même mis la main sur les numéros de téléphone de leur famille proche».
A la RTS, le harcèlement semble prendre des proportions jamais vues dans nos contrées. «Nous avons reçu une demi-douzaine de colis suspects qui ont nécessité l’intervention de la police, subi une alerte à la bombe et dû faire face à plusieurs manifestations ou rassemblements aux portes de nos studios qui nous ont forcés, en certaines occasions, à exfiltrer certains de nos invités», révèle Christophe Chaudet, responsable de l’actualité à la RTS. Voilà pour les exemples non exhaustifs.
Une majorité d’observateurs, dont le syndicat Impressum, s’accorde: les menaces envers les médias romands sont en augmentation depuis le début de la crise du coronavirus. Toutefois, plusieurs petites rédactions contactées par Blick indiquent n’avoir rien à signaler ou adoptent le «no comment», comme la radio neuchâteloise «RTN», la télévision genevoise «Léman Bleu» ou «Le Quotidien Jurassien».
Sécurité renforcée
D’autres ont pris des mesures. Comme la RTS. «Nous avons renforcé notre dispositif de sécurité à l’entrée de nos sites et le tri des colis», confirme Christophe Chaudet. Le membre de la direction enchaîne sur une autre info révélatrice du problème: «Certaines équipes de journalistes se font accompagner par des agents de sécurité lorsqu’elles se rendent sur des reportages sensibles.». Selon nos informations, d’autres médias invitent aussi leurs journalistes à ne plus se rendre sur le terrain seuls, lors de manifestations antivax par exemple.
Face à la dégradation diffuse du climat, «Heidi.news» a également serré la vis. «Nous avons renforcé la sécurité à la rédaction, confie Serge Michel, rédacteur en chef et co-fondateur du média en ligne. Je ne pense toutefois pas que nous risquions grand-chose au bureau. En revanche, nos journalistes qui couvrent les manifestations anti-vaccins sont souvent pris à partie de façon agressive voire violente.»
«Ils veulent lire ce qu’ils ont envie de lire»
Philippe Favre le rejoint. «On ne peut pas exclure qu’un hurluberlu malveillant débarque dans nos locaux, mais je n’ai pas l’impression que nous devrions être plus angoissés qu’avec les gilets jaunes ou les djihadistes», relativise le rédacteur en chef de «20 minutes». Ancien patron du «Temps» aujourd’hui à la tête de «L’illustré», Stéphane Benoit-Godet a lui aussi confiance en «la stabilité suisse».
Les revendications des complotistes et des antivax sont toujours les mêmes: ils veulent surtout être entendus. «Ils ont envie de lire ce qu’ils ont envie de lire et ils veulent être représentés dans les colonnes de ceux qu’ils détestent parce qu’ils en ont besoin pour convaincre au-delà de leurs cercles, analyse le journaliste. Or, si nous faisons bien notre boulot, nous nous devons d’écrire que leurs théories sont fausses. Ils s’enferrent dans un système de croyances qui contredisent les faits. En ce sens, toutes les opinions ne se valent pas: 2+2 feront toujours 4 même si depuis Trump certains pourraient soutenir que ça fait 6, 7 ou 8.»
Leur vindicte anti-médias leur sert aussi à mobiliser. «Les complotistes surjouent le côté victimes de manière très consciente, appuie Serge Michel. Ça leur est utile et leur permet de rassembler autour de leur message contre les médias soi-disant mainstream, soi-disant à la botte des autorités. Même s’ils vitupèrent, ils adorent que nous parlions d’eux ou enquêtions comme nous l’avons fait. Mais il est de notre devoir de le faire, de raconter ce qui se passe, car leur mouvement prend de l’ampleur.» Une sorte de cercle vicieux, en somme.
Objectif intimidation
Autre but de cette violente contestation: déstabiliser. «C’est une stratégie d’intimidation, décrypte Pierre Ruetschi, rédacteur en chef de la «Tribune de Genève» jusqu’en 2018 et désormais directeur du Club suisse de la presse. Systématiquement proférer des menaces sur les réseaux sociaux, c’est une manière de dire 'on est là, on peut frapper'. Le danger qui guette, c’est l’autocensure par crainte.»
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La critique principale adressée aux médias depuis le début de la pandémie est leur supposée proximité avec le pouvoir politique, vrai objet de la colère. On tire sur le messager. «Dans les toutes premières semaines de la crise, c’est vrai, les médias ont de facto servi de canal de diffusion aux autorités, qui avançaient à tâtons, comme les scientifiques, développe Serge Gumy. Or une partie des gens ne supportent plus l’incohérence même si elle est inévitable dans une situation inédite comme celle-ci.»
Minorité bruyante
Dans cet univers devenu hostile, comment inverser la dangereuse tendance et regagner la confiance de celles et ceux qui l’auraient égarée? La RTS se fait pédagogue. «Nous devons expliquer notre métier, pointe Christophe Chaudet. Être plus transparents sur nos choix, nos doutes et les erreurs que nous faisons parfois. C’est ce que nous faisons depuis 2019 sur notre plateforme «Info Verso». C’est à ce prix que les médias renforceront une crédibilité aujourd’hui est mise à mal.»
A ce stade, il convient de relativiser l’importance des antivax ou des complotistes, bruyants mais minoritaires, dans le débat public. «Aujourd’hui, 61% de la population suisse est vaccinée, note Pierre Ruetschi. De fait, une majorité s’est exprimée.» En ne prenant en compte que les personnes majeures, cette proportion dépasse largement les 70%, selon les derniers chiffres de l’OFSP (10 octobre).
Autre indice: le premier sondage Tamedia montre que près des deux tiers (63%) de l’électorat est favorable à la loi Covid, qui légifère notamment sur le certificat. En attendant la votation du 28 novembre, gardons à l’esprit que ce ne sont pas les médias, ni le pouvoir politique, qui prolongent la crise, mais bien le virus.
Le mal est-il plus large que le Covid et l'émotion que suscite le certificat? Pour Ariane Dayer, également directrice des publications régionales de Tamedia, dont «24 heures», le journalisme «fait face à un problème existentiel: notre vocation est de raconter le dialogue de 'l’un' à 'l’autre', or 'l’autre' ne veut plus écouter».
Avec les réseaux sociaux, dont l'essence est de polariser, les temps ont changé. «Avant, nous débattions sur des faits, qui permettaient de se former une opinion parfois divergente, remarque Pierre Ruetschi. Aujourd'hui, avec les 'fake news', bien plus partagées que les informations vérifiées parce que plus spectaculaires ou rassurantes, nous n'arrivons plus à nous entendre sur une base commune de discussion.»
Le mal est-il plus large que le Covid et l'émotion que suscite le certificat? Pour Ariane Dayer, également directrice des publications régionales de Tamedia, dont «24 heures», le journalisme «fait face à un problème existentiel: notre vocation est de raconter le dialogue de 'l’un' à 'l’autre', or 'l’autre' ne veut plus écouter».
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