Malgré les problèmes intrinsèques liés aux croyances aux théories du complot et les conséquences potentiellement négatives d’y croire de façon exagérée, de plus en plus de personnes semblent adhérer aux théories complotistes et à les reposter sur internet et les réseaux sociaux de façon parfois compulsive.
On le voit également dans les sondages, qui montrent qu’entre 5% et parfois plus de 50%, mais typiquement entre 10-20% des gens, croient à certaines théories du complot. Le pourcentage exact est bien entendu très difficile à établir, puisqu’il va dépendre de chaque mot de la question, et que les gens peuvent dire y croire sans grandes conséquences. S’il s’agissait de parier 100 ou 1000 francs sur la vérité d’une théorie du complot, nul doute que la proportion de croyant·es serait drastiquement diminuée.
La principale tâche des sciences sociales depuis des décennies a été d’essayer de comprendre pourquoi. En psychologie, cela fait depuis environ 10 ans que de nombreuses recherches quantitatives sur de grands échantillons dans un très grand nombre de pays ont été menées (cf. Wagner-Egger, 2021, pour une revue détaillée).
Je vous propose dans cet article un résumé des principales causes possibles du conspirationnisme.
Le fonctionnement ancestral de notre cerveau
Les travaux étant majoritairement corrélationnels, les causes peuvent être autres ou parfois confondues, la suite des recherches devra l’établir plus précisément. Chacune des causes évoquées est établie par plusieurs recherches menées indépendamment, et ne reflète donc aucun parti pris idéologique des chercheuses et chercheurs, mais de résultats empiriques qui auraient pu être différents, et que des recherches futures confirmeront ou infirmeront.
Ces causes possibles expliquent pourquoi certaines personnes ont plus que d’autres tendance à croire aux théories du complot, mais également pourquoi nous sommes toutes et tous passibles d’être attiré·es par ces théories, en raison du fonctionnement ancestral de notre cerveau. On peut regrouper ces causes en trois familles:
- les causes sociales et politiques
- les causes psychologiques et irrationnelles
- les causes liées à la communication (notamment internet)
Partie 1: Les facteurs sociaux et politiques
Au niveau sociopolitique, le principal résultat trouvé dans de nombreuses études est que les personnes défavorisées dans la hiérarchie sociale, ayant par exemple un bas niveau d’éducation et/ou un statut socio-économique faible, sont plus perméables aux théories du complot. Il semblerait même selon les dernières recherches que c’est moins le statut socio-économique objectif (salaire, éducation, etc.) qui jouerait le plus grand rôle — mais un rôle indirect bien entendu — que le statut socio-économique subjectif, à savoir le sentiment de précarité, qui bien sûr ne dépend pas que du salaire, mais du niveau de vie, de la composition familiale, etc.
Ainsi, on ne s’étonnera pas de trouver par exemple dans un échantillon représentatif de la population française que les membres des Gilets Jaunes, et même les sympathisant·es du mouvement, adhèrent davantage que les non-membres aux théories du complot. D’autres recherches montrent de façon congruente que l’exclusion sociale ou l’appartenance à une minorité discriminée favorisent également le recours aux explications conspirationnistes.
De même, les différentes facettes du sentiment d’anomie (concept psychosocial protéiforme défini par la méfiance envers les institutions, le sentiment de non-contrôle sur sa vie, d’impuissance socio-politique, d’insatisfaction, le manque de significations et de normes, d’isolement et d’aliénation sociale, etc.) sont toutes plus ou moins liées aux croyances aux théories du complot, le plus fortement étant bien entendu la méfiance envers les institutions (médias, science, justice, etc.) et notamment la politique.
Le complotisme dans les extrêmes politiques
Au niveau politique justement, de nombreuses recherches montrent que le positionnement à la droite et à l’extrême droite, ainsi que dans une moindre mesure à l’extrême gauche, est associé à davantage de croyances aux théories du complot. Une étude à large échelle sur ce thème a analysé les données de plus de 30’000 personnes provenant de 23 pays.
Les résultats ont montré dans la plupart des pays à la fois une relation curvilinéaire (en forme de U, plus de croyances à l’extrême gauche et à l’extrême droite qu’au centre) et une relation linéaire (plus de croyances à droite qu’à gauche) entre la position politique et le complotisme, résultant globalement pour beaucoup de théories du complot en une forme de «U qui penche à droite».
Lien entre le populisme et le conspirationnisme
Cette dimension sociétale des croyances aux théories du complot peut être comprise comme l’adhésion à un discours irrationnel de revanche face aux élites et au système socio-économique inégalitaire, les TC étant définies comme des accusations graves de complot sans preuves suffisantes, une «religion du complot».
En effet, au niveau des comparaisons entre pays, le conspirationnisme est en moyenne plus haut dans les pays avec une plus grande inégalité économique, ainsi que dans les pays moins démocratiques, moins stables politiquement, plus pauvres au niveau du PIB, ou encore ayant un degré de corruption et de chômage plus élevé. Dans cette ligne, certaines recherches montrent un lien assez évident entre le populisme et le conspirationnisme, de par la représentation quasi religieuse de la société vue comme un combat entre le peuple bon et vertueux et les élites corrompues et immorales.
L’importance de l’identité sociale
À un niveau social plus horizontal en quelque sorte, l’axe précédent étant vertical, certain·es chercheuses et chercheurs ont mis en lumière une relation entre l’identité sociale (à savoir la partie de notre identité liée à l’appartenance à certains groupes sociaux) et les croyances aux théories du complot.
Par exemple dans la communauté musulmane d’Indonésie, le fait d’être fortement identifié avec sa communauté était associé à une adhésion plus forte à des théories du complot accusant les États-Unis d’organiser les attentats musulmans en Indonésie. De même, les Polonais les plus identifiés à leur identité nationale avaient tendance à souscrire davantage à des théories accusant leurs voisins russes ou allemands de comploter contre eux au niveau des relations internationales.
Utile dans des situations d’hostilité
D’une façon à nouveau plus verticale — mais cette fois allant de haut en bas et pas l’inverse — liée au racisme et au sexisme, certaines minorités haïes (comme les Juifs, les Musulmans, les femmes, les LGBT) sont régulièrement accusées de comploter contre la majorité au pouvoir dans certains pays (les Chrétiens Européens, la famille traditionnelle, etc.).
Les théories du complot semblent ainsi très pratiques dans des situations d’hostilité entre groupes, typiquement en temps de guerre, puisqu’elles reviennent en fait à accuser l’ennemi de comploter sans preuves suffisantes: ces croyances facilement propagées insinuant la peur vont permettre de justifier des attaques préventives, des génocides, ou des invasions.
Retrouvez Pascal Wagner-Egger et son ouvrage complet sur le conspirationnisme: «Psychologie des croyances aux théories du complot»