Pourquoi il est inutile, contre-productif voire dangereux de croire que le virus s'est échappé du laboratoire P4 de Wuhan (et pourquoi, au lieu de croire, il faudrait enquêter et ne rien croire avant la fin de l'enquête et du procès)?
Deux principes rationnels
Dans ma chronique précédente, j'ai évoqué pourquoi deux principes rationnels très importants utilisés dans les domaines des sciences et du droit: le rasoir d'Ockham et la présomption d'innocence (ainsi que leur fardeau de la preuve respectifs). Ils nous amènent tous deux à prendre avec beaucoup de prudence toutes les hypothèses de complot. Cette semaine, je vais appliquer ce principe à la question très intéressante de savoir si nous devons croire ou non à l'idée que le coronavirus n'a pas une origine naturelle (qu'il serait né d'un passage de l'animal à l'humain), mais qu'il serait plutôt issu d'un accident de laboratoire.
On peut distinguer en fait trois hypothèses dans cette affaire:
- (1) ce que je vais appeler la version officielle (ou majoritaire), l'hypothèse de la transmission de l'animal à l'humain;
- (2) ce qu'on peut appeler l'hypothèse du demi-complot, à savoir un accident de laboratoire ayant laissé s'échapper un virus dangereux créé pour l'étudier;
- (3) l'hypothèse du complot qui serait que le virus a été non seulement créé en laboratoire, mais dispersé dans la nature de façon intentionnelle (nous avons vu dans ma première chronique que l'intention de nuire fait partie de la définition du complot).
Toutes peuvent être vraies
Comme je l'ai dit à propos de toutes les théories du complot (y compris demi-complot), toutes ces hypothèses peuvent être vraies, mais on doit les considérer chacune de manière différenciée.
En termes de complexité, l'hypothèse la plus simple est la première, celle de la transmission de l'animal à l'humain. Elle ne requiert que de simples contacts entre animaux sauvages, animaux domestiques et humains, ou leur consommation alimentaire.
La deuxième hypothèse, l'accident de laboratoire, demande un peu plus d'efforts: elle implique non seulement une faille dans un dispositif de sécurité élevé, mais également des efforts continus pour étouffer l'accident et effacer les preuves.
Enfin, la troisième théorie, le complot de la dissémination, implique une organisation, des commanditaires qui doivent rester secrets, et l'exécution d'un plan connu d'un certain nombre de personnes (avec un risque de fuite). Ainsi, en l'absence de preuves, le rasoir d'Ockham (le principe de parcimonie que l'on utilise en sciences évoqué dans ma précédente chronique) nous invite à préférer dans l'ordre l'hypothèse (1), puis la (2) et enfin la (3).
De l'animal à l'humain
D'un autre point de vue, la plupart des épidémies de virus se sont dans l'histoire transmises de l'animal à l'humain (pestes, tuberculose, grippes aviaires et porcines, fièvre aphteuse, SRAS, SIDA, etc.), et on sait que les chauves-souris de la région de Wuhan abritent un grand nombre de coronavirus de la même famille que le SARS-CoV-2. Par contraste, seuls quelques virus se sont malencontreusement échappés d'un laboratoire, et à ma connaissance, il y a très peu de cas connus d'épidémies ou de pandémies intentionnellement répandues par des humains (mais quelques attaques biologiques ou guerres bactériologiques heureusement assez rares). Ainsi, si l'on s'en remet aux probabilités, il est plus rationnel de postuler (1) que (2) et (3) si on n'a pas d'autre information.
Au niveau juridique, les pangolins ou autres chauves-souris ont évidemment peu à craindre de représailles ou accusations devant un tribunal, alors que les responsables d'un hypothétique accident de laboratoire auront bien évidemment à rendre des comptes à la justice, à la fois pour l'accident, et pour l'avoir tu pendant des mois. La peine sera encore plus lourde évidemment pour les auteurs d'une dissémination volontaire du virus. La conclusion est, comme précédemment, que les principes de présomption d'innocence et du fardeau de la preuve pour l'accusation font qu'il faut garder (peut-être provisoirement) l'hypothèse (1), et enquêter afin de trouver d'éventuelles preuves de (2) ou (3), qui sont infiniment plus accusatoires et demandent ainsi un plus haut degré de preuve.
Enquêter sur les autres
Il est donc parfaitement rationnel pour l'instant pour ces trois raisons de privilégier la version officielle de la transmission de l'animal à l'humain, mais sans pour autant oublier d'enquêter sur les autres hypothèses. C'est exactement ce qu'a avancé le scientifique Kristian Andersen:«Comme je l'ai dit à plusieurs reprises, nous avons sérieusement envisagé la possibilité d'une fuite de laboratoire. Cependant, de nouvelles données importantes, des analyses approfondies et de nombreuses discussions ont conduit aux conclusions de notre article». C'est également l'avis d'Anthony Fauci: «Je continue de croire que l'origine la plus probable est le passage d'une espèce animale à un être humain, mais je garde l'esprit absolument ouvert au fait que s'il peut y avoir d'autres origines, il peut y avoir une autre raison, il pourrait s'agir d'une fuite de laboratoire (...) Et c'est la raison pour laquelle j'ai dit publiquement que nous devons continuer à chercher l'origine».
Vingt-sept autres savants sur la même ligne ont cosigné une lettre dans la revue scientifique The Lancet en mars 2020, expliquant qu’il fallait soutenir l’institut de virologie de Wuhan, reconnu pour la qualité de ses recherches, et soutenait que l'hypothèse de l'accident de laboratoire était une théorie du complot. Même si le terme exact serait plutôt pour moi «demi-théorie du complot», l'appellation n'est pas exagérée, au vu de la définition que j'ai proposée du complotisme: des accusations souvent très graves de complot sans preuves suffisantes. De plus, les mêmes arguments rationnels scientifiques et juridiques exposés ci-dessus s'appliquent tant à l'accident de laboratoire qu'au complot du virus disséminé volontairement.
Depuis, d'autres scientifiques plus minoritaires comme Étienne Decroly en France dans le journal Le Monde, ou une vingtaine de scientifiques autour de Jesse Bloom dans le magazine Science, vont appeler en 2021 à reconsidérer la piste de la fuite accidentelle du laboratoire, parce que certains indices iraient dans ce sens (la chaîne de contamination entre l'animal et l'humain n'a toujours pas été découverte après une année alors que cela a été rapide pour d'autres épidémies, certains virus étudiés dans le laboratoire étaient proches du SARS-CoV-2, etc.). Ces indices peuvent augmenter la crédibilité de (2), mais ne constituent en aucun cas des preuves recevables par un tribunal, ce sont tout au plus des éléments qui poussent à continuer l'enquête dans cette direction. Il n'y a qu'une seule façon possible de savoir si ces croyances au (demi-)complot (la religion du complot, croyance sans preuves suffisantes) sont vraies ou fausses, c'est de les remplacer par la science du complot (enquêtes à la recherche de preuves directes du complot validées devant un tribunal), comme pour absolument toutes les théories du complot.
Des hypothèses
Mais en attendant ces éventuelles preuves — et on en est encore loin, créer un tel virus en laboratoire est une tâche extrêmement complexe, comme le rappelle le virologue allemand Christian Drosten —, il est irrationnel de «croire» à telle ou telle hypothèse, surtout de la part du grand public. Je dis parfois que les seules théories du complot utiles sont celles à titre d'hypothèse dans la tête d'enquêteurs ou enquêtrices professionnelles pendant une enquête. Par contre, les croyances aux théories du complot sans preuves suffisantes (la religion du complot) sont à la fois inutiles, contre-productives et dangereuses!
Inutiles, parce que la condamnation ne sera jamais effective dans un tribunal sur la base de preuves insuffisantes. Contre-productives, parce que si le ou les coupables sont effectivement coupables, les accuser sans preuves suffisantes leur permettra d'échapper à la condamnation, d'avoir le temps d'effacer d'éventuelles preuves ou même de supprimer des témoins, et de poursuivre l'accusation pour calomnie et diffamation! Dangereux, parce qu'accuser un.e innocent.e sans preuves suffisantes peut donner l'impression que cette personne a quand même quelque chose à se reprocher, et que tout le monde est potentiellement coupable.
Les gens qui ont émis l'idée que le virus serait un accident de laboratoire en 2020 ou 2021 penseront avoir raison, et être de fin.es détectives, analystes politiques ou lanceurs.euses d'alerte, si l'enquête leur donne «raison». Certain.nes complotistes sur internet ont déjà exulté en affirmant que le «complotisme» voulait dire «avoir raison» (j'ai bien évidemment reçu de tels messages).
Une vision naïve
Mais ce n'est qu'une vue de l'esprit naïve et parfaitement erronée. Cette fausse croyance peut être illustrée par un petit exemple simple: imaginons que la police arrête un suspect dans le cadre d'un meurtre retentissant qui passionne toute la population. Pendant l'enquête et le procès, les médias publieront des nouvelles sur le sujet, des recherches sur la vie du suspect, des photographies qui le rendront plus ou moins sympathique, etc., si bien qu'une partie de la population sera convaincue de sa culpabilité, et une autre partie de son innocence, et ce de façon passionnelle, comme des supporters de foot sûrs de la victoire de leur équipe jusqu'au coup de sifflet final.
Croire en la culpabilité ou l'innocence du coupable sans avoir toutes les pièces du dossier, avant le verdict final sera toujours parfaitement irrationnel, et ce même si le tribunal vous donne finalement en apparence «raison». Vous aurez en apparence «raison» pour de mauvaises raisons, ce qui veut dire que vous aurez tort. Vous aurez autant raison qu'un astrologue qui, en faisant des milliers de prédictions dont seules l'une ou l'autre sera «vérifiée», fanfaronnera de façon bien sélective: «Je vous l'avais bien dit!», ou autant qu'un supporter de foot qui est certain de la victoire de son équipe préférée avant la fin du match.