La chronique de Pascal Wagner-Egger
«Non, le complotisme n'est pas une invention de la CIA»

Toutes les deux semaines, Pascal Wagner-Egger, enseignant à l'Université de Fribourg, nous éclaire sur les théories du complot. Cette semaine, il parle d'une idée reçue: le terme «complotisme» aurait été inventé pour discréditer toute critique de la pensée unique.
Publié: 04.07.2021 à 15:06 heures
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Dernière mise à jour: 05.07.2021 à 14:41 heures
Pascal Wagner-Egger

Non le terme de «théorie du complot» n'a pas été inventé par la CIA, comme on peut le lire parfois sur Internet. Mais vous l'avez remarqué depuis des années, il y a sur Internet pléthore de fausses informations, tout simplement parce que dans tous les domaines, il y a infiniment plus de non spécialistes que de spécialistes, et que tout le monde peut dire ce qu'il ou elle pense sur les réseaux sociaux. Comme l'écrivait de façon assez sévère, mais juste, le très regretté Umberto Eco, un prix Nobel a sur Internet autant droit à la parole que des légions d'imbéciles.

En réalité, le terme de théorie du complot ("conspiracy theory") a été proposé pour la première fois par le philosophe Karl Popper en 1945. Dans sa critique du marxisme, il a défini la « théorie sociologique du complot» comme l'idée qui consiste à interpréter tous les maux (guerres, chômage, pénuries, etc.) comme le produit d'un complot des Puissants, qui dissimuleraient leurs noirs desseins sous les plus belles intentions (démocratie, humanisme, progressisme, etc.). Le complot est défini habituellement comme l'action malveillante d'un petit groupe de personnes agissant en secret.

Au début de mes études sur le phénomène du complotisme vers 2005, j'ai adopté une définition neutre tirée du philosophe Keeley (1999): une théorie du complot est une explication de certains événements en termes de complots (donc actions malveillantes d'un petit groupe de personnes agissant en secret). Un vrai complot (prouvé dans l'histoire, comme l'affaire du Watergate en 1973 aux USA) entrerait dans cette définition, ce qui n'est pas sans poser certains problèmes. Keeley disait déjà que les théories du complot, au contraire des complots avérés, reposaient sur des «données erratiques», c'est-à-dire des éléments en apparence bizarre de la version officielle: lors des attentats de Charlie Hebdo, des internautes ont collecté des photos de la voiture des meurtriers, qui montraient parfois des rétroviseurs blancs, et parfois les mêmes rétroviseurs noirs. De cet élément en apparence bizarre, elles et ils ont conclu qu'il ne s'agissait pas de la même voiture, et que donc les attentats étaient une mise en scène des services secrets en vue d'accuser à tort des extrémistes islamistes, et mener une guerre soi-disant contre le terrorisme, mais dirigée en réalité contre l'Islam.

«Mille-feuille argumentatif»

Les lectrices et lecteurs perspicaces auront deviné qu'en réalité les rétroviseurs sont gris, et que face à une source lumineuse ils paraîtront blancs, et face à un mur foncé plutôt noirs. Il est remarquable que toutes les théories du complot, même les plus développées et étudiées (par exemple celles qui concernent les attentats du 11 septembre ou l'assassinat de JFK), reposent intégralement sur ce principe, en alignant des dizaines, centaines voire milliers de ces «données erratiques». C'est ce qu'on appelle un «mille-feuille argumentatif»: un bombardement de nombreux arguments douteux qui amènent à remettre en question la version officielle par l'adage «il n'y a pas de fumée (c'est-à-dire les données en apparence bizarres) sans feu».

Mais ce qu'il y a d'encore plus remarquable avec les complots, c'est qu'on peut les prouver directement, et pas seulement y croire: les éléments bizarres de la version officielle — les données erratiques — ne permettront jamais de prouver quoi que ce soit, mais au mieux d'ouvrir une enquête. Et seule une telle enquête professionnelle, menée par des journalistes d'investigation, des procureurs, des détectives, la police, etc. permettra de savoir si un complot a eu lieu ou non, par la recherche de preuves directes (aveux de certains comploteurs, documents, emails, enregistrements de conversations, etc.) du complot, en lieu et place des données erratiques.

Religion du complot ou science du complot

Cette analyse (et on le verra par la suite, les nombreuses recherches sur les conséquences négatives de la croyance en les théories du complot) m'a amené à définir plus précisément les théories du complot. D'abord, ce ne sont pas seulement des explications alternatives à la version officielle, mais des accusations souvent très graves (virus créé en laboratoire et volontairement disséminé dans le monde, appartenance à des réseaux pédophiles satanistes, vaccins empoisonnés, etc.) sans preuves suffisantes (les données erratiques trouvées sur internet, non vérifiées, ne sont pas des preuves).

Ainsi, je critique en fait ce qu'on peut appeler la religion du complot, par opposition à la science du complot, et ce faisant, je ne cherche pas à museler toute critique, mais en fait à l'améliorer! Par exemple, il est excessif de penser que «tout.es les politicien.nes sont pourri.es» (= religion du complot), mais il faut encourager les contre-pouvoirs et enquêter, le cas échéant amener les politicien.nes qui ont fauté devant un tribunal (p.ex. l'ancien président français Nicolas Sarkozy). Et donc, il ne s'agit pas non plus d'une pensée unique, parce que tout complot peut potentiellement au moins être prouvé par une enquête, même si l'immense majorité des théories du complot est fausse voire délirante.

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