Mi-octobre, la Valais refermait un houleux chapitre de son histoire. Le ministère public annonçait le classement de l'affaire des abus perpétrés au sein de l'Église. «Tous les faits dénoncés sont prescrits ou n'ont pas fait l'objet d'un dépôt de plainte pénale à temps», indiquait ce dernier dans un communiqué envoyé à la presse le 17 octobre.
Revenons un instant en arrière. Tout avait commencé avec la vaste enquête de l'Université de Zurich, qui a mis en lumière des centaines de cas d'abus sexuels dans l'Église depuis 1950. À l'époque, le choc laisse place à l'espoir: enfin, vu l'ampleur, les lignes vont bouger.
Quel impact pour toutes les victimes?
Or, aujourd'hui, c'est la déception. L'affaire est classée, les faits sont trop anciens. Face à ce constat, comment vivre avec cette décision, lorsque même ce dossier ultra-médiatisé n'aboutit à rien? Comment se sentent les victimes, pas uniquement de l'Église, mais d'actes abjects similaires, quand ce qui aurait pu être le procès du siècle finit en eau de boudin? Les mots du Ministère public auraient-ils pu être choisis avec plus de tact?
Pour répondre à ces questions, Blick a posé la question à deux associations d’aide aux victimes, le Centre thérapeutique traumatismes agressions sexuelles (CTAS) à Carouge (GE) et l'espace de soutien et de prévention des abus sexuels (ESPAS) à Lausanne.
«Un travail de deuil»
Selon Carmen del Fresno, directrice du CTAS, «pour les personnes qui attendaient une reconnaissance des agressions subies, une reconnaissance sociale de la gravité des actes, il est certain qu'il y a un travail de deuil à faire pour accepter la réalité de ces décisions».
D’un point de vue plus global, Marco Tuberoso, responsable prévention, formation et conseil chez ESPAS, souligne l’impact des différences entre systèmes juridiques. «Dans d'autres pays, les délais de prescription sont différents. Cela reflète des priorités humaines en fonction de ce qui est jugé important.»
Trois vérités à prendre en compte
Et de rappeler: «Le classement d'une affaire relève de la vérité juridique. Il existe trois vérités: celle de la personne qui a subi, celle de la personne qui a commis, et la vérité juridique, celle du tiers. Ces trois vérités ne sont pas nécessairement en accord entre elles», ajoute-t-il.
Mais alors, comment accompagner les victimes face à une décision si dure à accepter? Pour Marco Tuberoso, le défi réside aussi dans le temps écoulé depuis les faits. «Plus les faits remontent dans le temps, plus il est difficile de les établir clairement.»
Plus assez de preuves
Il ajoute: «Surtout après 20, 30 ou 40 ans. Que reste-t-il? Une personne qui, après 40 ans, trouve enfin la force de porter plainte, se voit souvent dire que l’agresseur est décédé ou qu'il n'y a pas de preuves suffisantes. C’est une immense déception», glisse Marco Tuberoso.
L'encadrement est essentiel. Carmen del Fresno en est persuadée: «Il s'agit d'aider les personnes à composer avec cette réalité dans leur chemin de vie. Pouvoir bénéficier de soutien est indispensable.» Marco Tuberoso parle de «dissocier» les éléments, en thérapie. «Il est essentiel que la personne comprenne que guérir signifie aller mieux pour soi, indépendamment des procédures juridiques», assure-t-il.
Reconnaître le problème et ses conséquences
Le temps de la plainte cristallise ici le problème. Des situations peuvent rester cachées dans la mémoire pendant des années, et lorsqu'elles ressortent, il est «juridiquement» trop tard. Carmen del Fresno explique ce mécanisme.
«Un traumatisme peut rester enfoui pendant des années, parfois même être oublié en raison de l’amnésie traumatique, indique-t-elle. Puis, il y a une difficulté pour la société à reconnaître l'ampleur du phénomène et la gravité de ses conséquences sur la vie des victimes», déplore la psychanalyste et psychologue. Elle mentionne notamment le #MeTooInceste parmi les mouvements qui participent à libérer la parole. «Mais cette parole doit être entendue, accueillie et reconnue», souligne la directrice du CTAS.
C'est classé ne veut pas dire que c'est faux
Et lorsque la justice classe, cette parole est-elle reconnue? Pour Marco Tuberoso, il y a un problème de communication. «L'enjeu pour la justice n'est pas de faire comprendre le classement aux victimes. Pourtant, si notre arsenal juridique ne permet parfois pas de poursuivre, cela ne signifie pas que les faits ne sont pas réels», insiste-t-il.
Même son de cloche pour la directrice du CTAS. «Les avocats qui accompagnent ces situations connaissent ces difficultés, développe-t-elle. Si la procédure judiciaire n’aboutit pas, cela ne signifie donc pas en effet nécessairement que les victimes n’ont pas vécu les agressions sexuelles dont elles témoignent.»
Être reconnu par l'État
Marco Tuberoso rappelle ensuite que la Suisse a mis en place la Loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infractions (LAVI), un «grand pas en avant», selon lui. «Même si une procédure judiciaire n'est plus possible, on peut s'adresser à la LAVI et y trouver une forme de reconnaissance étatique», note-t-il.
Pour le responsable clinique et psychologue, la sensibilisation demeure une priorité. «En septembre dernier, le Conseil fédéral a proposé de rendre obligatoire la sensibilisation pour tous les adultes en contact avec des enfants. Le conseiller national UDC du Valais Jean-Luc Addor a d’emblée dit que la prévention coûtait cher. J'aimerais préciser que la thérapie coûte encore plus cher», répond Marco Tuberoso.
«Toujours comme ça»
Au CTAS, les personnes suivies n'ont pas toujours fait le lien entre leurs vies et l'affaire des abus dans l'Église. Mais, comme le décrit Carmen del Fresno, certaines expriment cette impression d'injustice ancrée dans la société.
«Ce qu’elles peuvent ressentir et exprimer néanmoins, c’est que c'est 'toujours comme ça', souligne-t-elle. Il est également difficile de faire reconnaître la gravité des conséquences de tels traumatismes sur la vie quotidienne de toutes et tous.»