Il l’assure. Si Lionel* prend la parole, ce n’est pas par désir de vengeance. «Je veux alerter, prévenir et faire prendre conscience que les abus sexuels sur les enfants ne surviennent pas uniquement à l’église ou dans le cercle familial.»
Casquette beige sur la tête, ce solide gaillard au regard doux nous rencontre à Lausanne sur un banc public, à l’abri des oreilles indiscrètes. Le presque trentenaire préfère témoigner anonymement, «même si ce n’est pas à moi d’avoir honte. Mais certains de mes proches ne sont pas encore au courant de ce qui m’est arrivé».
«Papa de cœur»
Lionel se livre avec pudeur, un récit entrecoupé de sourires gênés et de longs silences. Il raconte son placement entre 2004 et 2010 dans un institut du Valais central, lui qui, à huit ans, souffrait de dysphasie et de dyslexie. Sa rencontre avec cet éducateur qui encadrait la vie des élèves. «Je dormais au foyer les lundis et mardis soir. Il venait nous mettre au lit et nous réveiller le matin.» Il énumère les «câlins», «les bisous», les caresses sur le torse et sur le haut des cuisses de celui qu’il appelait son «papa de cœur». «Il me prenait sur ses genoux en me disant des mots d’amour. Pour l’enfant que j’étais, cela semblait normal. J’avais une totale confiance en lui.»
Un jour, l’éducateur lui demande de lui montrer son pénis «pour voir si j’avais des poils pubiens qui poussaient». Un autre, l’homme l’assoit sur ses genoux. «J’ai senti quelque chose de dur dans mon dos. Avec le recul, j’ai réalisé que c’était une érection, mais sur le moment, je n’ai pas compris. Je n'étais qu'un enfant, juste un enfant», répète-t-il.
Des dimanches soir en pleurs
Chaque dimanche soir, le gamin pleure. Il ne veut pas retourner à l’institut. «Un soir, mes parents m’ont trouvé assis sur le rebord de la fenêtre de ma chambre. Je voulais sauter.» Ces derniers demandent à rencontrer des responsables de l’institution. «Mais ils n’ont pas été écoutés. On leur a dit que c’était à la maison qu’il fallait régler le problème, déplore Lionel. Pourtant, les signes étaient là…»
L’enfant tait les abus. Il demande à «passer en externe» en 2009, c’est-à-dire à ne plus dormir au foyer. La demande est acceptée. «Je voulais juste rentrer à la maison. Sans vraiment pouvoir en exprimer les raisons. Je tentais, avec mes moyens, de me sortir de cette emprise, sans parvenir toutefois à la conscientiser.»
Les contacts avec son «papa de cœur» s’espacent. Un verre parfois, des échanges de messages pour les anniversaires. «Il a continué à m’écrire des ‘je t’aime’, il m’envoyait des mots doux par SMS.» L’enfant, devenu adolescent, tente de mener sa scolarité et poursuit avec un apprentissage tant bien que mal. Jusqu’à ce coup de fil, un samedi matin d’octobre en 2021.
Deux victimes
A l’autre bout de la ligne, une inspectrice. La police judiciaire mène des investigations après le dépôt d’une plainte. Car il existe un autre homme, pensionnaire du même institut que Lionel, qui se dit victime de l’éducateur entre 2003 et 2007. Entre ses 8 à 13 ans, il affirme avoir été abusé sexuellement – attouchements, masturbations et fellations – à une cinquantaine de reprises.
«On ne m’a ni donné le nom de la victime, ni de l’éducateur. Juste le motif de l’enquête. Mais les souvenirs sont remontés d’un coup. Quelques jours après, j’ai été auditionné par la police judiciaire. Et avant la même première question, je leur ai dit: ‘j’ai quelque chose à vous dire’. J’ai pu enfin verbaliser tout ce que j’avais enfoui en moi.»
Au procès de son agresseur, Lionel ne s’y est pas rendu. «Depuis que j’ai parlé, je me sens libéré. J’ai pu travailler sur moi, sur mes angoisses. J’ai eu peur qu’en allant au procès, je revive tous mes traumatismes. Je n’avais ni envie de le voir, ni de l’entendre.»
Cinq ans de prison pour l'éducateur
Le verdict a été rendu le 11 octobre. Le prévenu a été condamné en première instance à cinq ans de prison pour contrainte sexuelle et actes d’ordre sexuel avec des enfants. Une peine assortie d’une interdiction totale d’exercer le métier d’éducateur social et toute activité comparable impliquant des contacts réguliers avec des mineurs.
Un verdict que Lionel a accueilli avec un certain soulagement. «L’Etat me croit. J’ai été reconnu par le procureur et par les juges.» Le condamné a dix jours pour faire appel, une démarche redoutée par le jeune homme, mais plausible. «Durant toute la procédure, il n’a pas reconnu la moindre faute et n’a manifesté aucun regret. J’aurais souhaité qu’il demande pardon.»
À la place d’excuses, Lionel a reçu 5000 francs pour tort moral. Il soupire: «l’argent ne répare pas.» Alors pour se réparer, il témoigne. «Personne n’a le droit de toucher un enfant. C’est pour cela que je parle.»
*Prénom d'emprunt