L’année 2024 a été durement marquée par les conflits armés qui déchirent la planète. Des guerres qui ont évidemment des conséquences pour la Suisse. Alors que le réveillon approche, qui de mieux que l’ancienne présidente socialiste de la Confédération Micheline Calmy-Rey, figure des Affaires étrangères, pour faire le bilan? Une interview cash accordée à «L'illustré».
Micheline Calmy-Rey, quel a été l’événement politique le plus marquant en Suisse en 2024?
Parlons d’abord de politique de santé, avec le cas du patient genevois en rémission du VIH présenté dans la prestigieuse revue scientifique Nature Medicine en septembre. Cette première fantastique sur le plan médical est particulièrement importante pour moi puisque c’est notamment ma fille, la Pre Alexandra Calmy, qui est derrière tout cela. Pour moi, c’est le moment le plus fort de l’année et il me rend très fière.
Et sur un plan institutionnel?
Le sujet principal reste les relations entre la Suisse et l’Union européenne. Les négociations entamées en début d’année sur les bilatérales III pourraient aboutir avant la fin de l’année (ce n’était toujours pas le cas ce jeudi 12 décembre, jour de l’interview, ndlr). Une éventuelle signature d’ici au 31 décembre serait un événement politique majeur.
Qui est la personnalité politique suisse de l’année?
Pierre-Yves Maillard! Le conseiller aux Etats socialiste vaudois et président de l’Union syndicale suisse (USS) a porté l’initiative sur la 13e rente AVS, 13e rente qui de fait signifie une extension des prestations sociales. Vous savez, le monde ne va pas bien. On pourrait penser que la Suisse est un refuge protégé des bruits et des fureurs du monde. Mais cela n’est pas le cas, même s’il est vrai que l’économie romande cartonne. Dans certaines branches, le salaire moyen a baissé entre 2010 et 2022. Le oui à la 13e rente est le reflet des hausses de prix et des difficultés à joindre les deux bouts que peuvent rencontrer les gens.
Le parlement a-t-il conscience du sillon qui se creuse entre une économie qui cartonne et le fait que toujours plus de gens doivent se serrer la ceinture?
Je pense que des votes comme celui sur la 13e rente AVS sont significatifs. Mais le Conseil fédéral reste plus préoccupé par la tenue des finances publiques et le respect du frein à l’endettement. Il s’évertue à faire des économies et à maîtriser la dette.
Le 24 novembre, la population a été appelée aux urnes pour quatre objets et a baffé trois fois le gouvernement. Avez-vous le sentiment que nos sept Sages sont plus que jamais déconnectés de la population?
Par le référendum et l’initiative, la population a toujours eu son mot à dire dans notre système politique. Même si ces résultats reflètent un désaveu du Conseil fédéral, cela fait partie du fonctionnement normal de notre démocratie et ne signifie pas forcément un rejet du Conseil fédéral.
Cette année, l’actualité mondiale a plus que jamais affecté la Suisse. Zoomons d’abord sur la guerre en Ukraine.
En Suisse comme partout ailleurs, la guerre en Ukraine a engendré de l’inflation, soit une augmentation généralisée des prix et des taux d’intérêt. La principale répercussion de cette réalité économique a été la montée des mouvements populistes, en particulier en Europe et aux Etats-Unis. Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche en est le pur produit. La guerre a aussi montré que le multilatéralisme est à la peine: la force l’emporte désormais sur le droit international. Les budgets militaires des pays augmentent et la tendance à l’isolement se renforce.
Vous citez Donald Trump. Que penser de son comeback?
Donald Trump, président américain élu, menace d’augmenter les droits de douane sur les produits importés. Or la concurrence entre les Etats-Unis, la Chine et l’Union européenne pourrait se transformer en crise dans les années à venir. Dès lors, les Etats-Unis seraient tentés, c’est la crainte, d’augmenter la pression pour que nous choisissions l’un ou l’autre partenaire commercial.
Qu’est-ce que cela impliquerait?
Une telle formation de blocs remettrait en question la stratégie de libre-échange du Conseil fédéral. Cette situation placerait la Suisse dans une position pour le moins difficile. La Suisse est un pays neutre, fortement intégré dans le contexte européen et historiquement très à cheval sur les conventions internationales et sur les règles applicables à tous. Du point de vue de la Genève internationale, et donc de la politique étrangère de la Suisse, ces évolutions sont inquiétantes.
Vous anticipez certaines décisions que pourrait prendre le président américain dont l’investiture aura lieu le 20 janvier?
Les Etats-Unis renforceront leur isolement et, dans cette mesure, on pourrait en effet s’attendre à ce qu’ils se retirent de certaines organisations internationales ou suspendent tout ou partie de leur financement.
A quelles organisations pensez-vous?
Par exemple au Conseil des droits de l’homme ou à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). C’est du moins ce que le phénomène que je mentionnais – le fait que la force prime maintenant sur le droit international – peut nous faire imaginer. Mais cette nouvelle réalité est aussi vraie en Suisse. On l’a particulièrement vu cette année.
Comment ce nouveau rapport de force s’est-il révélé, selon vous?
Tout le monde peut constater que la Suisse réoriente sa politique. En coupant les contributions à l’UNWRA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, notamment. Mais aussi en refusant de donner notre voix à la reconnaissance de l’Etat palestinien alors même que nous nous gargarisons de la solution à deux Etats que nous prétendons soutenir. Personnellement, j’attendais une position plus claire de la Suisse sur le droit international humanitaire. Je rappelle que la Suisse est dépositaire des Conventions de Genève et que cela nous oblige.
Comment comprenez-vous la tiédeur que vous pointez?
Je peine à la comprendre. Notre neutralité – qui repose sur le respect du droit et en particulier sur le droit international dont Genève est le berceau – est l’une des forces de la Suisse. On aurait donc pu attendre un peu plus d’initiatives de sa part dans ce domaine et qu’elle élève la voix un peu plus haut.
Quand on repense à la rencontre entre Biden et Poutine à Genève, en 2021, on a le sentiment que pareille rencontre serait désormais impossible, non?
Je ne pense pas qu’une nouvelle rencontre au sommet entre les Etats-Unis et la Russie serait impossible. D’ailleurs, Donald Trump a déjà fait part de son intention de mettre fin à la guerre en Ukraine rapidement. Cela laisse augurer la possibilité d’échanges directs avec son homologue russe.
Une éventuelle discussion pourrait-elle se faire de nouveau sur sol helvétique ou sommes-nous dorénavant hors jeu?
J’ai salué le fait que la Suisse organise le sommet du Bürgenstock (NW) en juin, mais j’ai regretté qu’il se transforme en espèce de grand soutien à la cause ukrainienne. Ce n’était pas véritablement une conférence pour la paix puisque la Russie n’était pas invitée.
Au-delà de leurs déclarations agressives, les Russes considèrent-ils encore la Suisse comme un Etat neutre?
Les autorités russes savent très bien ce que notre neutralité signifie au regard du droit international. C’était un peu ironique de leur part – pour ne pas dire opportuniste – que de prétendre que nous ne l’étions plus. Mais j’avoue que la Suisse, dans son attitude vis-à-vis de l’Ukraine, a marché sur un chemin de crête.
Autre pays, autre bouleversement: la Suisse doit-elle redouter les remous de la chute du dictateur syrien Bachar el-Assad?
Je salue la chute du régime de Bachar el-Assad. Imaginez, il emprisonnait, torturait, tuait sa propre population à l’arme chimique. Reste que la chute de cet affreux régime est un séisme dont les répliques sont encore largement inconnues. Aujourd’hui, le problème des réfugiés et notamment celui des djihadistes détenus dans les prisons kurdes préoccupent et pas uniquement en Suisse. Si ces derniers étaient libérés, leur retour poserait quelques questions et difficultés. Reste que parler d’un retour précipité des réfugiés syriens, alors que la situation politique en Syrie n’est pas stabilisée, est inacceptable.
Franchement, quand on regarde le monde droit dans les yeux, l’avenir paraît plus anxiogène que jamais… Etes-vous malgré tout optimiste?
Je lis dans la presse qu’une partie de la jeunesse suisse va mal sur le plan de la santé mentale et la situation du monde en serait l’une des causes. Notre situation faite d’incertitudes et de difficultés financières préoccupe beaucoup les esprits. Comment pourrait-il en être autrement, avec la guerre en Ukraine et donc en Europe, mais aussi avec ce qui se développe à nos portes au Proche-Orient?
Cela vous touche personnellement?
Quand nous voyons les souffrances des gens, avec 45'000 morts à Gaza, c’est insupportable. Nous pouvons difficilement regarder la télévision avec un cœur serein. Nous pouvons penser que nous sommes privilégiés d’habiter en Suisse. Mais, en même temps, nous avons un sentiment d’impuissance et presque de culpabilité à l’égard de ces gens qui vivent des terreurs épouvantables alors que nous sommes bien au chaud et que nous nous préparons à fêter Noël.
Quelle est votre recette pour malgré tout continuer de croire à des jours meilleurs?
Je n’en ai pas. Etre optimiste dans les conditions que nous venons d’évoquer, cela est un peu présomptueux. Mais je continue d’espérer que nous finirons par trouver des solutions politiques à tous ces maux. Et je reste convaincue que la Suisse a plus que jamais un rôle à jouer sur la scène politique mondiale pour y parvenir.
Cet article a été publié initialement dans le n°52 de L'illustré, paru en kiosque le 27 décembre 2024.
Cet article a été publié initialement dans le n°52 de L'illustré, paru en kiosque le 27 décembre 2024.