Damas et la Syrie, que faire?
Micheline Calmy-Rey: «Ce n'est pas le moment de renvoyer les Syriens»

Pour l'ancienne cheffe du Département fédéral des Affaires étrangères, renvoyer chez eux les réfugiés syriens dans l'incertitude de l'après-Assad n'est pas acceptable. Son espoir? Une recomposition du Moyen-Orient qui ne soit pas dirigée contre les pays occidentaux.
Publié: 10.12.2024 à 16:46 heures
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Dernière mise à jour: 11.12.2024 à 20:25 heures
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Pour Micheline Calmy-Rey, la suspension des demandes d'asile pour les Syriens ne doit concerner que d'éventuelles nouvelles demandes.
Photo: keystone-sda.ch
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Richard WerlyJournaliste Blick

Micheline Calmy-Rey est formelle. La suspension du traitement des requérants d’asile en provenance de Syrie, annoncée lundi 9 décembre par le Secrétariat d’État aux migrations, ne doit concerner que les éventuelles nouvelles demandes. Dans un entretien à Blick, l’ancienne cheffe du Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE), estime par ailleurs que «ce n’est pas le moment de renvoyer les réfugiés syriens installés en Suisse dans leur pays». Décryptage humanitaire et géopolitique après la chute de la dictature du clan Assad et la prise de Damas par les rebelles islamistes.

Micheline Calmy-Rey, que vous inspire la chute de la dictature de Bachar al-Assad? L’Europe, et la Suisse, se retrouvent confrontés face à de nouveaux dangers?
La chute d’un tel régime, au pouvoir depuis quarante ans, avec une brutalité inouïe, est un séisme dont les répliques sont encore inconnues. On peut énumérer les facteurs internationaux qui ont conduit au renversement de Bachar al-Assad, à commencer par les guerres menées par Israël contre les intérêts iraniens. Il est en effet clair que l’Iran et la Russie, ses principaux alliés, ne se sont guère investis pour le soutenir. Il est tout aussi clair que les rebelles désormais au pouvoir, le groupe HTS souvent évoqué, sont des islamistes sunnites dont l’attitude sera déterminante pour la région, et pour les pays riverains de la Méditerranée. Pour le moment, ces rebelles ont fait un sans-faute. Mais que va-t-il se passer, maintenant que le régime est tombé?

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Mon interrogation immédiate concerne la capacité de l’Iran à poursuivre, ou non, son programme nucléaire
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Il y a donc des raisons d’avoir peur?
La crise syrienne fait de nouveau courir le risque d’un embrasement généralisé du Moyen-Orient. Le rôle joué par Israël, pays voisin de la Syrie, sera décisif. Et la manière dont les djihadistes désormais aux commandes vont se comporter dictera largement l’attitude des partenaires internationaux. Attention toutefois à ne pas tirer de conclusions hâtives. Il est normal de faire preuve d’un certain attentisme. Imaginez ce que c’est, de faire face à un pays où des prisonniers détenus depuis 25 à 30 ans sont extirpés de leurs geôles! Assad n’était pas pour rien surnommé «le boucher». Il n’avait pas hésité à utiliser des armes chimiques contre sa population. Aujourd’hui, l’incertitude domine. Elle nourrit la peur d’un conflit régional et celle d’une subversion djihadiste. C’est normal.

Quelles leçons peut-on toutefois déjà tirer?
Elles sont pour l’essentiel géopolitiques. L’affaiblissement de l’axe Téhéran-Beyrouth, dont la pièce militaire maîtresse était le Hezbollah chiite libanais, est pour moi la première leçon. La Syrie était la base arrière, la plate-forme logistique de cet axe. Mon interrogation immédiate concerne la capacité de l’Iran à poursuivre, ou non, son programme d’enrichissement d’uranium afin d’obtenir l’arme nucléaire. Cette crise syrienne est-elle l’opportunité d’y mettre fin? Ce serait une très bonne nouvelle, car ce programme est encore un atout entre les mains de la République islamique.

La seconde leçon concerne la Russie, qui vient de subir un revers, et redoute de perdre ses bases navales en Syrie, levier de son influence en Méditerranée. Moscou a peut-être réussi à négocier une garantie de sécurité pour ses bases. Il est à mon sens trop tôt pour prédire une perte d’influence durable pour la partie russe.

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Le risque d’une subversion djihadiste à partir de la Syrie ne peut pas être exclu
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Troisième leçon: les gains obtenus avec la chute du régime Assad par le président turc Recep Erdogan. Le terrain se dégage pour lui. Il peut espérer se débarrasser des millions de réfugiés syriens. Il entend en profiter pour accroître la pression militaire sur les Kurdes syriens, alliés au PKK, le principal parti kurde de Turquie. Il tente donc de s’imposer sur le terrain en élargissant la zone de protection qu’il s’est octroyé.

Israël est enfin confronté à un dilemme. Sa responsabilité indirecte dans la chute du régime Assad est incontestable. La guerre à Gaza a rebattu les cartes régionales. On voit d’ailleurs que l’Etat hébreu veut pousser son avantage, en bombardant des sites militaires syriens et en faisant progresser ses troupes dans le Golan. Dire que la partie annexée du Golan appartient à Israël «pour l’éternité» comme vient de le proclamer Benjamin Netanyahu est toutefois très risqué. Il ne faut pas oublier que, quelle que soit sa cruauté, l’ex-régime de Damas représentait une stabilité. C’était un ennemi prévisible. Si l’affaiblissement de l’axe de résistance mis en place par l’Iran est une bonne nouvelle pour Israël, de nombreuses questions demeurent dont celle de l’après Assad.

On évoque beaucoup le risque djihadiste en provenance de cette nouvelle Syrie. C’est crédible?
Oui, il faut s’en inquiéter. Le risque d’une subversion djihadiste à partir de la Syrie ne peut pas être exclu, vu la nature des groupes rebelles qui ont pris le pouvoir à Damas. Tout va dépendre du choix fait par les nouveaux maîtres de la Syrie, s’ils parviennent à imposer leur pouvoir. Vont-ils renoncer au djihadisme international et se concentrer sur une vision islamiste syrienne, compatible avec le respect des minorités. C’est difficile de le dire à ce stade. Nous n’avons pas vaincu le djihadisme mondial. Et ce dont je suis certaine, c’est que le scénario d’une fragmentation de la Syrie où possiblement l’Etat islamique pourrait rétablir ses capacités n’est pas à exclure d’emblée.

Il est donc logique de suspendre l’examen des demandes d’asile en provenance de Syrie, comme vient de le faire la Suisse?
A vrai dire, j’ignore ce que signifie cette suspension. S’il s’agit de suspendre l’examen de nouvelles demandes, c’est justifié et compréhensible car il est impossible en l’état de savoir si elles sont fondées. S’il s’agit de geler les demandes déjà traitées, c’est plus discutable. Et si l’objectif est de renvoyer maintenant les réfugiés syriens chez eux, ce n’est pas acceptable. On ne peut pas préjuger de la situation là-bas et de son évolution. Souvent, ces réfugiés sont intégrés chez nous. La bonne position consiste à patienter.

La justice internationale va-t-elle pouvoir faire son travail?
Le chef du groupe rebelle HTS a déjà annoncé son intention de juger les responsables de tortures. Il a promis de les rechercher, puis de les livrer à la justice, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Justice syrienne? Ou, in fine, justice internationale? Tout dépend maintenant du scénario politique qui va se dérouler en Syrie. Le pire serait un scénario du type Irak, ou Libye, qui conduirait à la désagrégation de l’Etat. En revanche, n’ayons pas d’illusion, c’est un régime islamiste qui prendra le contrôle du pays. Il faut juste l’espérer modéré, et respectueux des droits des minorités.

Que peut faire la Suisse aujourd’hui?
Observer, attendre et utiliser les instruments dont elle dispose. La Suisse vient par exemple d’être élue à la présidence tournante du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, basé à Genève. A coup sûr, on y parlera bientôt de la Syrie… La Suisse représente aussi les intérêts américains en Iran, et constitue donc un canal de communication précieux avec Téhéran. La Suisse sait enfin comment faire vivre côte à côte des communautés différentes, grâce à son fédéralisme. C’est sur cette base que nous avions entrepris, avec l’Initiative de Genève en 2002, de travailler sur les contours d'un futur Etat palestinien. La Suisse est une boîte à outils qui peut s’avérer très utile dans un contexte de reconfiguration étatique.

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