Apporter davantage de justice sociale et lutter contre le marché noir dans le monde du nettoyage. La start-up romande fondée en 2015, qui met en lien via une plateforme numérique clients et «agents» de ménage, porte sa devise jusque dans son nom. Batmaid est la contraction du nom du super-héros justicier Batman et de «maid», femme de ménage en anglais. Le message est porté depuis 2019 par une souriante Martina Hingis, célèbre ex-joueuse de tennis, sacrée cinq fois en Grand Chelem.
Mais lorsque masque et cape tombent, la réalité de cette entreprise, présente aujourd'hui dans huit pays, perd de sa superbe. Notre enquête, basée sur divers documents, des contacts avec un syndicat et cinq témoignages d’anciens et d’actuels employés des bureaux du siège lausannois, le démontre. Les témoins cités ont souhaité garder l’anonymat, craignant des répercussions sur leur carrière.
Tous dénoncent un climat d’entreprise moralement et physiquement pesant. En résumé: management «à l’américaine», démissions régulières, horaires de travail expansifs, heures supplémentaires non payées ou encore demandes répétées de venir au bureau lors d’arrêts maladie.
«J’étais à bout»
Parmi les témoins, l’immense majorité dit avoir fini sur les rotules. «Je me suis longtemps moquée des gens qui faisaient des burn-outs, mais j’ai fini par en faire un moi-même, amorce cette ancienne employée, qui a quitté son poste, très affaiblie, courant 2021. L’été passé, rien que dans le département du service client, il y a eu cinq départs alors que nous n’étions pas plus de quinze.» L’une de ses ex-collègues est aussi passée par des moments difficiles. «Les week-ends, je n’arrivais même pas à sortir de mon lit, confie-t-elle. J’étais à bout. J’ai souvent vu des collègues pleurer aux toilettes avant de retourner vers leur poste de travail.»
Une troisième, qui dit avoir souffert d’insomnie durant des mois après avoir quitté Batmaid, amène une première bribe d’explication: «Nos contrats portaient sur 45 heures, mais en réalité, tout le monde travaillait 50 heures en moyenne, sans être payé en conséquence. Ces heures supplémentaires n’étaient pas non plus compensées. Il n’y avait pas d’outils pour les compter.»
Un rythme qui n’aurait pas été sans conséquence sur sa santé physique. «Je travaillais de 8h à 21h. Je n’ai pas réalisé tout de suite, mais j’étais très fatiguée et j’ai eu des problèmes de santé. J’ai continué de travailler, mais on a commencé à me dire que je n’aidais pas les autres, que je n’étais pas motivée, trop lente, que je n’étais bonne à rien. En réalité, je n’avais simplement plus d’énergie.»
«Tu es malade? Tu pourrais quand même travailler?»
Le tout dans un stress conséquent. «Dans l’entreprise règne en permanence un sentiment d’urgence, déplore-t-elle. Des petits chefs courent à travers les rangs pour nous pousser à travailler plus. C’est épuisant. On nous demandait de courir un marathon au rythme d’un sprint. Au bout d’un moment, t’en peux plus!»
Comment cela se traduit-il dans les faits? Lorsqu’on ouvre les vannes, les exemples pleuvent. «Il nous était demandé d’écrire des mails en même temps que nous étions au téléphone. Si les petits chefs, qui étaient constamment sur notre dos, voyaient que nous ne le faisions pas, ils faisaient des gestes pour que nous le fassions. Si le téléphone d’un employé sonnait alors qu’il était aux toilettes, on criait pour qu’il revienne. Prendre des pauses et partir avant 18h30 était très mal vu. Nos responsables appelaient à notre esprit de solidarité pour que nous ne partions pas alors que notre horaire était terminé. J’ai vécu l’enfer.»
D’autres doléances concernent les arrêts maladie. «Lorsque des gens étaient malades, on leur écrivait: 'Désolé que tu sois malade. Mais tu penses que tu vas quand même pouvoir aider l’équipe aujourd’hui?'» Des captures d’écran de conversations en notre possession en attestent.
«Une ambiance lourde et compétitive»
D’où vient le problème? Pour beaucoup de nos interlocuteurs, la réponse est à chercher du côté du fondateur de Batmaid, Andreas Schollin-Borg. «Pour moi, le plus difficile à vivre était le style de management d’Andreas, qui se reflétait sur les autres managers. Son manque d’empathie et de reconnaissance aussi. Chez Batmaid, l’ambiance pouvait être lourde et compétitive. Certains avaient l’impression de bien le vivre, d’autres en souffraient.»
Le big boss est aussi décrit comme extrêmement exigeant et en proie à de forts mouvements d’humeur: «Nous l’avons déjà toutes et tous entendu crier sur des gens en les rabaissant. Quand tu travailles avec lui, la question est de savoir quand il va commencer à hurler. Le problème, c’est aussi qu’il engage des jeunes et les forge à son image…»
Sur l’application mobile Glassdoor, qui permet aux utilisateurs de noter les entreprises avec lesquelles ils ont collaboré, plusieurs commentaires — parmi d’autres beaucoup plus positifs — dénoncent le climat de travail. Certains datent de 2017 ou 2019, d’autres sont plus récents.
Syndicat alerté
Face à ces problèmes, certains employés ont alerté un syndicat, a appris Blick. «Nous avons eu le témoignage de deux salariés au printemps dernier et en ce début d’année (ndlr: 2022)», confirme Arnaud Bouverat, secrétaire régional chez Unia. Il précise toutefois que le syndicat n’a pas été mandaté à ce stade pour représenter les intérêts de ces salariés. «Il s’agissait tout d’abord d’une personne faisant état d’un management par la menace et la mise en concurrence des salariées et salariés au siège de Batmaid, détaille-t-il tout de même. On nous a décrit des personnes constamment sous pression pour qu’elles fassent des heures supplémentaires.»
Mais ce n’est pas tout: «On nous a relaté un fort turn-over au sein du marketing et des RH», écrit-il dans son courrier électronique. Avant de poursuivre: «D’autre part, selon nos informations, un signalement aurait été adressé à l’Inspection du travail pour des problèmes en lien avec la pandémie de Covid-19.» Durant le premier semi-confinement, «des personnes auraient été contraintes de prendre des vacances à très court terme sous peine d’être licenciées», ajoute Unia.
Contactée, l’Inspection du travail de la Ville de Lausanne ne commente pas. «Le cadre légal auquel nous sommes soumis ne nous permet pas de communiquer à des tiers des informations recueillies lors des contrôles», justifie Laurent Mettraux, inspecteur en chef.
Premières critiques en 2019
Le climat dans les bureaux et l’expansion fulgurante de l’entreprise aurait également eu des conséquences sur la vie des agents de nettoyage. «Nous avions créé de faux profils qui portaient le nom de Zora. Ce qui nous permettait de proposer des fenêtres d’engagement aux clients dans des endroits où il n’y en avait en fait pas. Chaque jour, il y avait au moins une vingtaine de ménages commandés qui n’étaient pas attribués. Résultat, nous devions harceler les Batmaids pour qu’elles acceptent d’aller faire des ménages loin de leur zone, en faisant parfois du chantage affectif. Elles s’essoufflaient beaucoup dans les transports et finissaient par se mettre en arrêt.» Ici aussi, des documents en notre possession corroborent ce témoignage.
Ce n’est pas la première fois que Batmaid est critiquée. À l’été 2019, des femmes de ménage avaient témoigné auprès de la RTS pour dénoncer des conditions de travail difficiles et un emploi «ubérisé» et précaire. Depuis, la firme a adapté son modèle et offre désormais la possibilité à ses agents de nettoyage de devenir des salariés comme les autres. Plus de 1500 de ceux-ci sont déclarés et assurés par Batmaid en Suisse, sur un total de 4000 à travers l’Europe.
«Nous avons commis des erreurs», reconnaît le patron
Confronté aux résultats de notre enquête, le médiatique CEO Andreas Schollin-Borg répond de manière plutôt générale, en «contextualisant». Premier élément: «L’éclatement de la pandémie a chamboulé notre modèle, dont le rôle se limitait initialement à̀ mettre en contact des agents de nettoyage et leurs clients (ndlr: qui étaient leur employeur).»
Conséquence: les équipes ont été surchargées, explique-t-il. «Ce changement de modèle a nécessité, en pleine crise Covid, un travail administratif titanesque, mené par quelque 75 employés administratifs. En parallèle, nous sommes partis à la conquête de nouveaux marchés». Pour lui, ce «changement de modèle et la croissance soutenue ont été vécus différemment par certaines équipes. Certains ont été portés favorablement par la dynamique, d’autres ont vécu plus difficilement notre évolution, accentuée par le climat psychologique lourd lié au Covid.»
Des améliorations doivent toutefois être apportées, admet-il. «Force est de constater que nous avons commis certaines erreurs. En tant que CEO de Batmaid, c’est ma responsabilité de créer un environnement de travail dans lequel tous les employés s’épanouissent, grandissent et créent un impact positif pour nos dizaines de milliers de clients en Suisse et en Europe ainsi que pour les milliers d’agents de nettoyage que nous employons.»
Nombre de collaborateurs doublé
Et le changement est déjà en marche, assure Andreas Schollin-Borg dans sa lettre d’une page et demie adressée à Blick par voie électronique. «Pour répondre à ces enjeux, nous avons renforcé nos équipes, passant de 75 à 150 collaborateurs administratifs en moins d’une année. Depuis le 17 janvier dernier, nous bénéficions également d’une nouvelle direction RH. Nous avons aussi entamé plusieurs processus d’amélioration de nos pratiques internes en nous dotant de nouvelles compétences et de nouveaux outils.»
Par ailleurs, Batmaid continue de grandir. Pour le mieux? «Soucieux de satisfaire nos clients et de soulager nos collaborateurs, nous allons embaucher plus d’une centaine de collaborateurs dans les prochains mois.»
Le fondateur conclut sur une note émotionnelle. «Je suis sincèrement touché de lire que certains de nos employés ont un goût amer de leurs expériences dans l’entreprise que j’ai créée. […] Vous pouvez compter sur moi pour toujours me remettre en question et travailler avec toutes les équipes pour que la vision que nous ayons de Batmaid se réalise et que chaque employé soit fier et ressorte grandi de ses expériences chez nous.»