Je n’ai rien à me reprocher, mais je transpire comme un bœuf. Je n’avais jamais vu autant de policiers sur le pied de guerre. À vélo, à pied, en fourgon, en voiture, en tenue de Robocop, en civil… Ils sont des dizaines et des dizaines à patrouiller, en ce mardi soir très estival, aux abords du Flon, à Lausanne. Pas de nervosité palpable. Même si ces hommes et ces femmes attendent de pied ferme les jeunes qui voudraient en découdre.
Au cœur du paisible chef-lieu vaudois, un tel face-à-face paraîtrait en temps normal complètement invraisemblable. Cependant, les soulèvements survenus dans la nuit de samedi à dimanche, durant lesquels une centaine d'individus a commis des déprédations, ont mis un bon coup de latte à l’image d’Épinal de la capitale olympique.
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La tension est encore montée d’un cran, en ce début de semaine. Un inquiétant appel au rassemblement tourne avec insistance sur les réseaux sociaux. Ce texte, pris très au sérieux par les autorités, invite à débarquer à la place Bel-Air ce 4 juillet, à 20h30. Avec pour équipement des gants, cagoules et mortier d’artifice dans le but d’affronter les forces de l’ordre. Tout un programme.
Trois interpellations en amont
Il est presque 20h. Je rejoins Jean-Philippe Pittet sur la passerelle qui surplombe fièrement la place de l’Europe. Le responsable communication de la police municipale et sa chemise à manches courtes plongée dans son jean sont détendus. L’heure du rendez-vous guerrier approche, le calme règne. Les agents ont pris les devants: «Nous pouvons d’ores et déjà vous annoncer que nous avons interpellé trois jeunes sur une voie d’accès au nord de la ville, vers 18h», m'informe-t-il avec enthousiasme.
Comme les pouvoirs publics s’attendaient à ce que des gens venus de l'extérieur s’invitent à la fête, des contrôles ont eu lieu en périphérie. Stratégie gagnante. «Le premier était recherché dans le cadre des émeutes de ce week-end, révèle le communicant. Il est actuellement entendu par la police judiciaire. Le deuxième avait une cagoule et a aussi été emmené au poste. Le dernier était également impliqué dans les événements de samedi soir.»
Toujours sur un ton enjoué, il refuse de nous détailler avec précision le dispositif déployé ce mardi. «Nous sommes beaucoup», se borne-t-il à répondre. Son doigt pointe les nombreux uniformes visibles en contrebas. Avec le photographe qui m’accompagne, Darrin Vanselow, on se dit qu’il faudrait quand même que les aspirants fauteurs de trouble soient tragiquement idiots pour se pointer!
Mais pas le temps d’envisager de ranger les objectifs que quatre garçons, 15 ans peut-être, habillés en noir de la tête aux pieds, sont soudainement encerclés par une bonne dizaine de flics sur le toit de la Fnac. Ils sont fouillés, menottés et embarqués. Banco! Comment la police a-t-elle repéré ces prix Nobel?
Le commandant Olivier Botteron assiste désabusé à l’expression de leur bêtise. Face à ma question, il hausse les épaules. «Ce n’était pas très compliqué: ils sont plus ou moins arrivés à l’heure prévue du rassemblement, en respectant le dress code et avaient sur eux des couteaux. Regardez-les: il y a une part de provocation dans leur attitude, avec leur grand sourire. Ils ne l’afficheront plus quand ils seront séparés dans nos locaux.» Soupir.
«Mimétisme» avec la France
Tous ont un profil «d'amateur», comme l’exprime poliment une consœur à mes côtés. Leur action a-t-elle un sens politique, comme l’avance ce mardi dans «Le Temps» Nicolas Bancel, historien français, spécialiste de l’histoire coloniale et professeur à l’Université de Lausanne? «Non, il n’y a aucune revendication, rétorque Olivier Botteron. J’y vois simplement du mimétisme avec ce qui se passe à Nanterre (ndlr: un adolescent de 17 ans a été abattu par un tir policier lors d’un refus d’obtempérer le 27 juin dernier, provoquant des mouvements de révoltes).»
Toujours selon le colonel, ces «résidents vaudois» imitent le look, le langage et les gestes des délinquants tricolores, un peu «comme dans un jeu». «Nous ne laisserons pas faire, appuie-t-il. Si nous devons maintenir notre mobilisation, nous le ferons. Nous ne voulons pas de telles choses dans notre pays.»
Mon téléphone sonne. Jean-Philippe Pittet me glisse que deux autres mineurs, porteurs de cagoules, ont été identifiés à la rue Saint-Laurent et qu’ils seront convoqués par la police judiciaire. Cette fois, la messe semble être dite.
Par acquit de conscience, Darrin et moi parcourons une dernière fois le Flon. Les stigmates des échauffourées du week-end sont toujours visibles dans les éclats des vitrines brisées. Dimanche matin, c'était l'attraction. Ce mardi, ça ennuie tout le monde et plus personne n'y prête attention. Les verres de Spritz s'entrechoquent, les nombreuses patrouilles qui quadrillent le quartier n’intriguent même pas les badauds.
Encore un couteau!
On s’envoie une pizza quatre fromages sur l’agréable terrasse du restaurant Leonardo. Ici, la clientèle avait dû se barricader à l’intérieur samedi soir pour se protéger. On remonte vers la place Bel-Air. En chemin, on croise plusieurs gamins en plein contrôle. On ne ressent aucune animosité de part et d'autre. À destination, un autre encapuché, au visage poupon, se fait fouiller avec un peu plus d'insistance.
Mon collègue approche son Leica. «Les gars, '24 heures' est dans la place», lance un mec non loin de nous à un de ses potes. Raté. «Vous êtes '20 minutes', alors?» Toujours pas. «Blick?! C’est pas un truc allemand?» Notre service marketing a encore du boulot. La discussion s’amorce. Très punchy, mon interlocuteur veut mon avis:
– Tous ces keufs pour un gars avec un couteau, c’est abusé, non?
– Tu trouves normal qu’un ado se balade en ville à 22h avec une lame?
– Tout le monde a un cut, ça ne veut pas dire que tu vas faire une connerie avec. Lui, il n’a juste pas eu de chance.
– Comment ça?
– Il passait dans le coin par hasard et ils lui sont tombés dessus. Ils ont le contrôle facile, ce soir.
Ce mercredi matin, les forces de l’ordre confirment cette version des faits. «Ce mineur cheminait à proximité de notre dispositif, nous l’avons donc contrôlé, explique au bout du fil un porte-parole. Comme il était en possession d’une arme blanche, il a fait l’objet d’un contrôle approfondi avant d’être très rapidement remis à ses parents. Il n’avait rien à voir avec l’appel au rassemblement.»
À l’heure du bilan, les autorités dénombrent une vingtaine de personnes contrôlées et sept conduites au poste. On est heureusement très loin de l’éruption de violence redoutée. Possiblement grâce à l’action préventive et dissuasive de la police. Espérons que le message soit passé chez les wannabe casseurs en mal d’adrénaline.