Des corps bioniques?
Un milliardaire lance un projet fou, baptisé Superhumans, pour «réparer» les soldats ukrainiens mutilés

Un hôpital de l'ouest de l'Ukraine fournit des prothèses aux soldats blessés à la guerre. Une clinique appelée Superhumans, qui a pour but de remettre sur pied ces hommes gravement mutilés. Avant que certains ne retournent au front.
Publié: 29.07.2024 à 09:18 heures
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Dernière mise à jour: 29.07.2024 à 09:42 heures
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La clinique Superhumans est née de l'ambition de l'homme d'affaires ukrainien Andrey Stavnitser. Ce dernier s'est rendu compte que les soldats et civils ayant perdu leurs membres à cause de la guerre en Ukraine n'étaient pas équipés pour y faire face.
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Peter Hossli

Les haut-parleurs diffusent du hip-hop ukrainien. Ça sent le chlore. Et Mykola Lukach se gratte dans l'eau chaude. L'Ukrainien a perdu sa jambe droite au front, en combattant la Russie. Comme lui, les soldats ukrainiens se musclent dans la piscine couverte de la clinique Superhumans, dans la banlieue de Lviv, à l'ouest de l'Ukraine et attendent de pouvoir marcher à nouveau avec des prothèses.

La clinique Superhumans est un hôpital spécialement construit pour les mutilés de guerre. Un lieu où les amputés retrouvent des forces, où ils apprennent à bouger, marcher et saisir des objets avec des jambes ou des bras artificiels.

Le vétéran Mykola Lukach s'entraîne dans la piscine du Superhumans Center de Lviv.
Photo: Pascal Mora

Pour Mykola Lukach, un homme trapu aux cheveux noirs, l'eau est le meilleur des remèdes: «Dans la piscine, je me sens libre.» Il est originaire d'Oujgorod, à la frontière entre l'Ukraine et la Hongrie. «La natation me rappelle des souvenirs d'enfance. C'est comme si je venais de naître.» Et c'est d'ailleurs tout l'enjeu de cette clinique au nom étrange: revenir au monde après l'avoir presque quitté.

Avant la guerre, Mykola Lukach travaillait dans un magasin de bricolage, puis a rejoint l'armée ukrainienne en 2018. Il venait de renouveler son contrat quand les Russes ont envahi son pays en février 2022. Pendant le siège de Marioupol, il était dans l'artillerie lourde et a payé de son sang la défense de la ville.

Le 27 mars 2022, un obus a explosé et déchiré sa jambe droite. Il a ressenti une vive douleur, avant de tomber au sol et de perdre connaissance pendant quelques instants. Les ambulanciers l'ont emmené dans un hôpital de campagne. Les médecins lui ont dit qu'il ne survivrait que si on l'amputait de la jambe, au-dessus du genou. «C'est vraiment une grosse, grosse merde», se souvient-il avoir pensé.

Un milliardaire fonde Superhumans en 2023

Après la natation, Mykola Lukach se sèche et met un bandage autour de son moignon avant d'attraper des béquilles et se promène dans la pièce éclairée. «Oui, je me sens bien ici», confie-t-il.

La clinique Superhumans est née de l'ambition de l'homme d'affaires ukrainien Andrey Stavnitser. Le milliardaire l'a fondée en 2023, après avoir hérité d'un port privé à Odessa, par lequel il expédie des céréales dans le monde entier. Il a autrefois étudié à l'Institut Montana Zugerberg, à Zoug.

La guerre a bouleversé ses affaires. Andrey Stavnitser, qui dirigeait une fondation humanitaire en Pologne, s'est en effet rendu compte que les soldats et civils ayant perdu leurs membres à cause de la guerre en Ukraine n'étaient pas équipés pour y faire face. Avec le philanthrope américain Howard Graham Buffett, il a ainsi créé une autre fondation: Superhumans. L'Américain a contribué à hauteur de 16 millions de dollars au capital de départ. Et en l'espace de quelques mois, l'établissement a commencé à traiter des patients blessés à la guerre dans la banlieue de Lviv.

Des poupées Barbie avec des prothèses lors de la réception à la clinique Superhumans près de Lviv.
Photo: Pascal Mora

Ce nom étrange était une idée d'Andrey Stavnitser lui-même. Et aurait une signification forte: les blessés qui débarquent à la clinique ne doivent pas seulement continuer à vivre; tous doivent acquérir un nouvel état d'esprit. «Ne faites pas confiance à quelqu'un qui a encore tous ses membres», raconte même une blague que les patients s'échangent, comme pour se donner du courage.

Mykola Lukach (36 ans) parle à une collaboratrice après sa séance d'entraînement à la piscine.
Photo: Pascal Mora

Plus un Apple Store qu'un hôpital

Le charme du lieu participe de cette guérison. Dans la clinique, un parfum est diffusé, à l'opposé de l'air vicié des hôpitaux de l'époque soviétique. Les pièces sont hautes sous le plafond et lumineuses, les appareils modernes. Bref, on s'approche plus d'un Apple Store que d'un hôpital.

Après son amputation, Mykola Lukach a passé trois mois en captivité en Russie. Des médecins ukrainiens prisonniers l'ont soigné. «Les Russes voulaient se débarrasser de nous, les blessés», dit-il, en racontant comment lui et d'autres mutilés ont été libérés lors d'un échange de prisonniers.

Lorsqu'il est arrivé à Lviv, sa jambe s'était infectée. Il a dû être amputé à nouveau afin de préparer le moignon pour la prothèse. Depuis, il suit toutes les thérapies possibles et imaginables, marche, court, nage. Depuis peu, il est même capable de porter des poids, de marcher en arrière, sur les côtés et en avant... et même de courir et de sauter des obstacles!

«Retourner au front le plus vite possible»

Mykola Lukach doit apprendre à bien utiliser sa prothèse, sinon il aura des problèmes de santé et son moignon s'infecterait. Des techniciens ont pris ses mensurations au millimètre pour adapter au mieux la prothèse, qui coûte environ 100'000 francs. «Je porte désormais l'équivalent du prix d'un appartement sur ma jambe», dit-il. Cela doit porter ses fruits: «Je veux retourner au front le plus vite possible.»

Paul Romanowski essaie sa prothèse dans la salle de physique du Superhumans Center.
Photo: Pascal Mora

Un objectif que la plupart des gens ont ici. Comme Paul Romanowski, qui s'entraîne chaque jour pour ça dans la clinique. Il est originaire de la ville de Dnipro, au centre de l'Ukraine, où il tient un magasin d'outils électriques. Juste après l'invasion russe, il s'est engagé dans l'armée et a attaqué les chars russes avec des drones. Le 22 juillet 2023, une mine a explosé derrière lui, l'atteignant au visage, aux mains et à la jambe gauche. «C'est la seule mine qui nous a touchés ce jour-là. J'ai touché le jackpot», dit le soldat en riant

Des camarades l'ont emmené à l'hôpital de Bakhmout, où les médecins l'ont opéré 27 fois. «Aujourd'hui, je vais bien», dit l'ancien soldat. «Je veux retourner à la guerre». assume l'ancien soldat, avant de compléter ses propos... «Non seulement je veux, mais je sais que je vais y retourner.»

Des armes étrangères et des hommes ukrainiens

Paul Romanowski n'a-t-il pas déjà fait assez de sacrifices? «Non, nous devons mettre fin à cette guerre, et cela ne sera possible que si nous la gagnons.» Le pays a besoin de plus d'armes étrangères et de plus d'hommes sur le front, affirme Paul Romanowski.

Ce dernier a d'abord reçu une prothèse avec une articulation mécanique du genou, ce qui non seulement lui permettait à peine de marcher, mais lui donnait aussi des douleurs épouvantables dans le dos et dans la hanche. Depuis quelques jours, il marche avec un genou intelligent, c'est-à-dire une prothèse commandée par une puce électronique. «Maintenant, je peux marcher trois heures, sans douleur et sans être fatigué!»

Valeria embrasse son mari Paul Romanowski (34 ans). Il veut retourner au front.
Photo: Pascal Mora

Vers midi, sa femme Valeria vient le chercher à l'hôpital: moments de tendresse... Les deux sont parents d'une fillette de six ans. «Ma famille comprend que je veuille me battre pour notre pays», est convaincu Paul Romanowski. Mais lorsqu'il confie que «mourir pour mon pays serait un exemple pour la prochaine génération», sa femme sursaute immédiatement. Comme si elle ne voulait pas l'entendre...

La guerre semble s'enliser. En Europe de l'Ouest, des voix s'élèvent pour demander un compromis, pour que l'Ukraine cède des terres. Ce que le soldat blessé refuse: il n'a pas perdu sa jambe pour un compromis. Et il le martèle encore: Donetsk, Louhansk, mais aussi la Crimée sont des «terres ukrainiennes».

La clinique Superhumans à Wynnyky, une petite ville près de Lviv dans l'ouest de l'Ukraine.
Photo: Pascal Mora

Superhumans est rattachée à un hôpital pour vétérans construit par l'Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. Plus tard, les soldats qui ont servi en Afghanistan y ont été soignés. Jusqu'à présent, la clinique a posé 650 prothèses sur 450 patients. Certains en ont reçu deux ou trois. Deux autres ont été amputés de quatre membres et portent donc quatre prothèses.

La clinique est un projet patriotique, mais a renoncé volontairement aux subventions de l'État, pour ne pas vampiriser les recettes fiscales essentielles aux forces armées. Pour l'inauguration, la Première dame du pays, Olena Selenska, et le ministre ukrainien de la Santé ont fait le déplacement depuis Kiev. Superhumans

Faire de la publicité pour les patients civils

Les frais d'exploitation mensuels d'un million de dollars sont donc en grande partie financés par des donateurs étrangers. Les patients sont majoritairement des hommes et font partie des forces armées ukrainiennes, bien que Superhumans soit ouvert à tous et que la guerre fasse de nombreuses victimes civiles. La clinique fait de la publicité ciblée auprès des médecins et des hôpitaux pour qu'ils inscrivent leurs patients civils et les envoient à Lviv.

Andryi Mandryk à l'entraînement dans la salle de physiothérapie de la clinique Superhumans près de Lviv.
Photo: Pascal Mora

Andriy Mandryk partageait la chambre d'un soldat ayant perdu deux membres à l'hôpital de Vinnytsia. Il avait entendu parler de Superhumans et ensemble, ils se sont inscrits. Andriy Mandryk vit pour l'uniforme, a suivi le lycée militaire d'Odessa, puis l'Académie nationale de l'armée. Lorsque les Russes ont attaqué, il a dirigé une brigade d'infanterie de montagne près de Bakhmout. Il avait 60 soldats sous ses ordres.

Le 29 septembre 2023, deux missiles Iskander se sont abattus près de lui. Des éclats d'obus ont transpercé sa jambe droite. Bien que les médecins aient tenté de la sauver, les vaisseaux se sont enflammés. Ils n'ont eu d'autre choix que d'amputer la jambe.

50'000 soldats devraient perdre des membres

De nombreuses personnes sont aujourd'hui dans le même cas qu'Andriy Mandryk. Un porte-parole de Superhumans estime à 50'000 le nombre d'Ukrainiens qui auront besoin d'une prothèse à cause de la guerre. Des centaines de centres comme celui de Lviv, dispersés dans tout le pays, sont donc nécessaires. «Superhumans a le potentiel de changer le système de santé ukrainien. C'est un lieu où les patients sont au centre de ce qui s'y fait. On est loin des tristes hôpitaux de l'époque soviétique», déclare le porte-parole.

Le fondateur de la clinique Andrey Stavnitser veut tisser tout un réseau de centres comme Superhumans à travers le pays. Des cliniques sont déjà prévues à Odessa et Kharkiv, et peut-être une autre à Dnipro. La durée de l'hospitalisation dépend des dégâts sur le corps. Certains se débrouillent avec la prothèse après deux semaines, d'autres ont besoin d'un an pour que leur corps s'y habitue. Certains patients surmontent rapidement la perte de leur jambe, mais se battent avec un estomac rempli d'éclats d'obus, ce qui fait un mal de chien.

Un technicien adapte la prothèse de Paul Romanowski à la clinique Superhumans.
Photo: Pascal Mora

Beaucoup de patients reviennent dans la clinique. D'autant plus que les pièces en métal et en plastique doivent être contrôlées et entretenues. Parfois, l'os d'un membre amputé repousse, une amputation supplémentaire est donc nécessaire et souvent, la rééducation recommence depuis le début, ce qui entraîne des coûts élevés. Mais pas pour les patients. Car ici, tout est gratuit et le suivi à vie est inclus.

Un match de football pour les amputés

Dans un quartier de Lviv, des joueurs de football ont posé leur prothèses sur un gazon synthétique. Sur le terrain, tous portent des maillots bleus et se déplacent avec des béquilles.

Une équipe de six soldats ukrainiens amputés affronte des enseignantes. Le ballon roule vite, les passes sont précises et il y a de l'engagement. Les filets de l'équipe de sol sont gardés par un homme ayant perdu un bras et aucun joueur ne porte de prothèses, elles ne sont, non autorisées sur le terrain. Comme chacun n'a besoin que d'une seule chaussure de football, les joueurs faisant la même pointure se partagent une paire – dans le cas, bien sûr, où l'un aurait perdu sa jambe droite, l'autre sa jambe gauche.

Le résultat du match n'a pas d'importance en cet après-midi pluvieux. Plusieurs écoliers suivent le match et tirent des leçons de la rencontre à laquelle ils viennent d'assister. En l'occurence, que les amputés ne sont pas dangereux. D'ailleurs, avec la guerre, les amputés font depuis longtemps partie du quotidien en Ukraine. Lorsque les enfants voient un homme sans bras au supermarché, beaucop disent désormais: «Regarde, maman, il y a un héros ukrainien derrière!»

Andryi Mandryk jouant au football avec le FC Pokrova AMP, le premier club de football pour vétérans de guerre amputés en Ukraine.
Photo: Pascal Mora

Après le match, Andriy Mandryk discute du match avec ses camarades. Autrefois gardien de but, il défend sur le côté gauche du terrain depuis qu'il a perdu une jambe. Il a désormais l'envie d'aller de l'avant et s'entraîne deux fois par semaine. Le football fait partie de sa rééducation. Et pas seulement sur le plan physique: «J'aime l'ambiance dans l'équipe», confie-t-il. «Les autres joueurs ont vécu des choses similaires à ce que j'ai subi. Alors nous nous soutenons tous» conclut celui qui dit jouer pour lui, mais aussi pour les enfants au bord du terrain. «Ils doivent savoir pourquoi il y a des gens à qui il manque une jambe.»

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