Des lits dans les couloirs, des patients en attente d'être transférés: notre récit des déboires de l'Hôpital du Haut-Valais, emblématiques de la situation précaire de notre système de santé, a été très lu et suscité de nombreux commentaires.
La Suisse est-elle devenue l'égal de la Grande-Bretagne, un autre patient qui a mal à sa politique sanitaire? Certes, il y a eu la pandémie, qui complique les choses depuis bientôt trois ans. Mais cela ne justifie pas tout: de nombreux facteurs expliquent cette «crise multiple», comme l'appellent les experts. Et ils remontent à bien plus loin que début 2020 et le SARS-CoV-2. Blick décrypte le phénomène pour vous.
Le manque de personnel et d'anticipation
Il ne faut pas être cardiaque avant de lire l'étude du cabinet de conseil PWC: en 2040, il manquera près de 45'000 travailleurs dans le secteur de la santé, 39'500 infirmiers et 5500 médecins.
Que faire? La Suisse ne reste pas les bras croisés: elle tente de parer au plus pressé en augmentant le nombre de places d'étude menant vers un poste de médecin de famille, domaine où la pénurie est particulièrement grave. Ou en revalorisant le statut des infirmiers.
Problème: cela ne suffira pas. Parce que la population va continuer de vieillir, et d'avoir besoin de toujours plus de soins médicaux. L'ex-médecin cantonal bâlois Thomas Steffen n'est pas tendre avec nos élus: «Le manque de personnel était évident depuis des décennies. Il suffisait d'observer l'évolution démographique pour anticiper les problèmes.»
Le diagnostic n'est pas moins sévère chez PWC Suisse. Pour Paul Sailer, jeune directeur (32 ans) de la division Consultancy Healthcare, les politiciens ont tout simplement accepté la pénurie des médecins. «La Suisse a longtemps décidé d'importer artificiellement des professionnels de la santé plutôt que de les former», explique-t-il.
En clair: on a voulu économiser sur les études de médecine, la formation la plus chère qui soit. «Cette stratégie a longtemps porté ses fruits, mais elle montre vraiment ses limites aujourd'hui», résume Paul Sailer.
De plus, il n'est pas sûr que l'autre pan de la stratégie, la revalorisation salariale, permette d'entraver les départs des infirmiers. La conseillère nationale Ruth Humbel (Centre/AG), spécialiste des questions de santé, est même convaincue que cela ne fonctionnera pas.
«Les directeurs d'hôpitaux eux-mêmes me disent que les augmentations de salaire conduisent les infirmières et infirmiers à réduire leur temps de travail», avance l'Argovienne. Que faire, dès lors? Impossible d'obliger les gens à travailler: «C'est vrai, mais on pourrait imaginer lier le montant des suppléments au taux d'occupation, ou créer des allocations de crèche.»
Mauvaises incitations
Le système de santé suisse est extrêmement complexe. Prenez 26 cantons, rajoutez des dizaines de lobbies et un financement alambiqué mêlant primes maladie, argent provenant des impôts et des patients eux-mêmes, et vous obtenez une sacrée cacophonie.
Un exemple? Les caisses maladie et les cantons se partagent les coûts des traitements stationnaires à l'hôpital. Mais les traitements ambulatoires, eux, sont payés par les caisses, et donc les payeurs de primes, même si le traitement a lieu à l'hôpital.
Ruth Humbel se bat depuis des années pour que cela change. «Décider si un traitement doit être fait en ambulatoire ou en stationnaire devrait être une décision purement médicale!», insiste la politicienne du Centre. À l'entendre, au lieu de se demander ce qui est mieux pour le patient, on choisit souvent ce qui est le plus rentable: «C'est pour cela que les hôpitaux veulent toujours garder les gens...»
Aucun goût pour le numérique
Le papier disparaît? Pas d'inquiétude, dans le système suisse de santé: notre pays est à la peine avec le numérique et privilégie le papier. Quand ce n'est pas le fax...
Exemple: le dossier électronique du patient (DEP). Le système aurait dû être opérationnel depuis... 2012. Il ne l'est toujours pas. Paul Sailer prévient qu'il est mal ficelé: «Le DEP dans son modèle initial aurait amélioré l'efficacité et la qualité des traitements. Mais ce que nous avons aujourd'hui, c'est la collection de documents PDF la plus chère du monde.»
Seule une «vraie» numérisation pourrait rendre les choses beaucoup plus efficaces. «Une médecin assistante m'a expliqué que lorsqu'elle reçoit un nouveau patient, elle passe la moitié de l'après-midi à téléphoner aux différents spécialistes pour connaître ses antécédents», raconte Ruth Humbel. Le DEP était précisément prévu pour cela.
À qui la faute? L'élue du centre-droit n'hésite pas à s'en prendre directement au ministre de tutelle, Alain Berset. Cela ne l'a jamais intéressé, selon elle, «probablement parce qu'il ne peut pas s'en attribuer les mérites».
Les hôpitaux, médecins et autres EMS sont également à pointer du doigt — parce qu'ils n'ont pas pris les devants. «Il ne faut pas toujours attendre que la politique s'en mêle pour optimiser les processus», se résigne Ruth Humbel.
Des coûts, des coûts, des coûts
La pandémie de Covid a eu le mérite de focaliser l'attention sur les soins et leur qualité, plutôt que perpétuellement débattre de leurs coûts. Les hôpitaux, en particulier, ont été poussés à l'efficacité — avec des forfaits par cas et une concurrence accrue.
«Il y a une grande pression sur les coûts dans notre système de santé», explique l'ex-médecin cantonal Thomas Steffen. Mais, selon Paul Sailer, cela n'a pas que des bons côtés: cela a contribué à augmenter les soins inappropriés, mais rentables.
Ce n'est pas le seul problème. «Au lieu d'un assainissement des structures tel qu'on l'espérait, les hôpitaux non rentables ont été en partie maintenus en vie par les cantons via des injections financières ou d'autres moyens», déplore l'employé de PWC. Exemple récent: l'hôpital cantonal d'Argovie, qui vient d'être sauvé par le canton à hauteur de presque un quart de milliard de francs (240 millions).
Y a-t-il des solutions? Ruth Humbel espère des approches innovantes. Les hôpitaux régionaux devraient se réorganiser et devenir des centres de santé régionaux — «avec des médecins de famille classiques, des soins à domicile et de la gériatrie» — avec seulement quelques lits. On pourrait ainsi «soigner la population loin à la ronde et mieux utiliser les ressources.»
Le comportement individuel
Comme dans bien d'autres domaines, le comportement de chacun joue un rôle majeur. Aussi nombreux que soient les reproches à formuler aux politiciens, une grande partie du problème est créée par la population.
Des études montrent que 10% à 20% de toutes les interventions médicales effectuées en Suisse ne servent à rien. «En comparaison internationale, notre pays pratique beaucoup plus d'interventions orthopédiques et cardiologiques, par exemple», détaille Paul Sailer.
Pourquoi? Personne ne le sait. «Une manière de reprendre le contrôle serait de mettre au cœur des débats l'intérêt du patient et son bien-être. L'intervention prévue améliore-t-elle vraiment sa qualité de vie?», souligne le directeur du secteur santé de PWC.
Des interrogations que partage Ruth Humbel: «Par exemple, les contrôles médicaux sont de plus en plus fréquents chez les nourrissons, même s'ils sont en parfaite santé. Est-ce vraiment nécessaire?» Pour l'Argovienne, il existe un besoin bien trop fort de se rassurer, qui va beaucoup plus loin que le bon sens. C'est une forme d'exigence de la population.
L'ancien médecin cantonal bâlois Thomas Steffen évoque un autre aspect: le manque de prévention. Dans ce domaine, la Suisse est à la traîne. «Il ne faut pas s'étonner que des gens se retrouvent aux urgences pour des problèmes bénins», dénonce-t-il.
Pour une part substantielle de la population, notamment les personnes d'origine étrangère, le système de santé suisse est une boîte noire, ce qui nuit beaucoup à son efficacité.
Améliorer la coordination?
Notre système de santé est malade, mais beaucoup de pistes émanent de ce diagnostic. «Et les problèmes ne sont pas les mêmes partout, dissèque Paul Sailer. Prenons les pénuries de personnel: alors que certains établissements sont surchargés, d'autres désespèrent d'avoir assez de patients!»
Quel que soit le remède, la solution de base semble commencer par une meilleure coordination: avec plusieurs niveaux de gouvernance, 26 cantons et des dizaines de lobbies, voilà déjà un gros défi.