Ce n’est un secret pour personne. J’adore les chiens. Vous pouvez demander à mon rédacteur en chef qui accepte – la mort dans l’âme – de parfois partager l’open space avec l’amour de ma vie, mon bichon Charlie.
Donc forcément, l’idée de passer mon après-midi à caresser des chiots tout en prétendant faire des exercices de yoga, la seule activité physique que je tolère, avait de quoi m’enchanter. Sauf que le puppy yoga (le yoga avec un chiot en français) est une pratique de plus en plus controversée, relatait fin mars la «Tribune de Genève». Je vous raconte.
Une activité interdite à Genève
Dimanche 7 avril, à Genève. J’enfile mes leggins, un T-shirt «confortable», je remplis ma gourde d’eau et me munis de mon passeport. Direction la gare de Cornavin. Je monte à bord du bus 60, qui me mène à Ferney-Voltaire, pour assister à un cours dispensé par Puppyoga Switzerland.
Je vous vois hausser un sourcil (spoiler: vous n’êtes pas au bout de vos peines). Puppyoga Switzerland en France voisine? La raison est pourtant simple: cette discipline qui consiste à allier une pratique sportive et méditative à une séance de câlins est interdite à Genève. Le vétérinaire cantonal Michel Rérat, du Service de la consommation et des affaires vétérinaires (SCAV), confirme: «En novembre 2023, nous avons dû bloquer une activité de puppy yoga qui se déroulait à Genève sans les autorisations utiles.»
Il poursuit: «Nous étudions chaque dossier notamment sur les aspects spécifiques des chiots, de leur environnement, des interactions avec les participants, de la durée des transports et des activités.» Pas de quoi refroidir les ardeurs de la dizaine de participantes, certaines accompagnées de leur compagnon, qui patientent sagement dans la salle d’attente d’un complexe commercial défraîchi, triste comme un dimanche de pluie.
Le business de la mignonnerie
Certaines ont fait le trajet depuis Genève ou Lausanne. Toutes et tous trépignent d’impatience à l’idée de rencontrer les boules de poil à quatre pattes. La plupart ont découvert cette activité sur Instagram. Né dans les années 2000 aux États-Unis, le puppy yoga s’est exporté un peu partout dans le monde (occidental) et la tendance fait fureur sur les réseaux sociaux.
Le concept laisse songeur Stéphane Bonvin, cofondateur de Yoga Artamis à Genève et instructeur de yoga depuis 10 ans: «C’est une aberration. Dans la pratique du yoga, il faut faire en sorte de se centrer sur soi, soit par des techniques physiques, soit par des techniques respiratoires ou méditatives. L’interaction avec l’animal, c’est tout le contraire. Cela déplace à l’extérieur de soi. Ça ne peut pas aller ensemble!»
Et puis, ce business de la mignonnerie animale interroge forcément sur le bien-être supposé de l’animal. J’ai voulu poser la question aux organisateurs qui, sur leur site, disent manier «l’art de fusionner la sérénité du yoga avec l’innocence et la joie des chiots pour créer une expérience unique de détente».
J’ai envoyé deux mails (restés sans réponse) et un message direct sur Instagram (sans réponse non plus). Lasse, je commente une de leurs publications sur Instagram. La réponse fuse en message privé: «Concernant, votre demande pour Blick, nous n’offrons pas d’interview ou de reportage pour le moment. Nous vous contacterons dès que cela sera possible!»
Bien. C’est donc «en civil» que je m’inscris en me délestant au passage de 58 francs. Presque le double du prix payé pour une séance de yoga ordinaire.
Pas de chien tête en bas
Si vous pensiez que j’allais vous raconter mes contorsions pour faire la posture du chien tête en bas avec un chihuahua slalomant entre mes deux jambes, vous vous mettez le doigt de l’œil. La séance débute par une initiation de vingt minutes au yoga, suivie de dix minutes de relaxation. C’est dans un second temps que sont lâchées les bêtes pour 30 minutes de câlins et de jeux.
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Sur des tapis en mousse, fournis par l’organisateur, et préalablement mâchouillés par des chiots, on s’adonne à quelques exercices. Le cœur et la tête n’y sont pas. La professeure de yoga n’est pas dupe. L’alignement des chakras, ce sera pour une autre fois. Ce sont les chiots que les participants sont venus voir. La séance se clôt sur un «Vous pouvez prendre vos téléphones». Comprenez, il est temps d’alimenter vos fils Instagram.
L’éleveuse fait son apparition et rappelle les règles d’usage: se désinfecter les mains, interdiction de porter les chiens debout, ne pas les contraindre «pour un selfie» et les laisser sortir dans une petite salle attenante s’ils en éprouvent le besoin.
La meute est lâchée
La porte s’ouvre et la meute est lâchée. Certains clients laissent échapper des cris d’émerveillement et dégainent leur portable. Chihuahua, corgi, golden retriever, spitz, bichon, coton et trois épagneuls, il y en a pour tous les goûts. Une dizaine de chiots, de deux à cinq mois, proposés par le même élevage multiraces trottinent vers les participants et zigzaguent entre une flopée de jouets. Forcément, chacun et chacune espèrent être secrètement choisis. Les plus rusés n’hésitent pas à brandir des jouets pour attirer des chiots dans leurs bras. Le tout, sous la supervision de l’éleveuse armée d’un rouleau de papier ménage et d’un produit nettoyant pour effacer les éventuels «oublis».
Chaque week-end, depuis le mois d’octobre 2023, des représentants de l'élevage font le trajet jusqu’à Ferney-Voltaire, à une cinquantaine de minutes du domaine, pour offrir aux participants leur dose d’affection.
Passé les premières minutes d’excitation, je regarde autour de moi et observe les clients se contorsionner davantage que durant le yoga pour prendre en photo les chiots sous toutes leurs coutures. Ils prennent la pose avec les petits canidés, tantôt nichés dans leurs bras, tantôt le museau posé sur leurs jambes. Un petit épagneul de deux mois vient se blottir contre mes cuisses, l’air apeuré. Il me lèche frénétiquement les mains et tremble de tout son être. Un sentiment de malaise me gagne.
Bien-être, vraiment?
À la fin de la séance, les chiots regagnent une grande cage. Un couple de bipèdes s’en approche, visiblement conquis par l’expérience. «C’est bien, ces chouchous savent qu’ils peuvent se reposer maintenant, déclare la jeune femme. C’est comme une maison.» Un doute l’assaille cependant: «Mais ils vont faire les quatre séances de l’après-midi?» Oui, quatre fois une demi-heure. Entrecoupé d’une pause de trente minutes pour rencontrer au total une cinquantaine d’inconnus.
Un programme chargé et une socialisation à marche forcée pour ces boules de poil. «Il y a un risque de trop-plein, affirme Anneli Muser Leyvraz, vétérinaire comportementaliste et présidente de l’association vétérinaire suisse pour la médecine comportementale. On sépare le chiot de sa maman. On le transporte dans une cage. On l’amène dans un environnement qu’il ne connaît pas, et où il est confronté à des personnes inconnues qui vont le stimuler. Il a ensuite 30 minutes pour se reposer et ensuite, ça recommence.»
Et de poursuivre: « Il existe un risque pour le développement psychique du chiot. S’il a déjà une prédisposition à l’anxiété, elle peut s’accentuer et dans le futur, il sera encore plus méfiant vis-à-vis de personnes qu’il ne connaît pas. Idem pour l’hyperactivité. Les expériences vécues durant cette période le conditionneront pour le reste de sa vie, car entre six et douze semaines, le système nerveux du chiot se met en place.»
L’éleveur répond
Un avis réfuté par l’éleveur. Pour lui, aucun doute, le puppy yoga permet une meilleure socialisation des chiots. «C’est vraiment un bénéfice. Nos clients voient la différence. Certains chiots qui se montrent timides au début des séances gagnent ensuite en confiance. Ils s’habituent à voir du monde.»
Au risque d’être surmenés? «Absolument pas, répond celui qui élève 14 races différentes. Ils s’entraînent à faire des trajets en voiture. Vous savez, quand les gens partent en vacances, ils font quatre à cinq heures de route avec leur chien. De même, quand ils ont trois enfants, ils vont être amenés à stimuler à outrance le chiot malgré les recommandations parentales. De toute façon, quoi qu'on fasse, on est critiqué!»
Un argumentaire que balaie le vétérinaire cantonal: «Il n’y a aucun bénéfice avéré en termes de socialisation, tranche Michel Rérat. Cet argument est d’autant plus discutable de la part d’un éleveur qui pratique cette activité, a priori, uniquement depuis quelques mois.»
Il complète: «Il est clair que la combinaison du déplacement associé à plusieurs séances d’interaction avec les participants, sans réelle phase de repos dans leur environnement familier, représente une charge importante pour de si jeunes animaux.»
Gros malaise
À l’issue de la séance, j’aborde deux sœurs lausannoises, la trentaine. À demi-mot, l’une d’elles me glisse: «Vous êtes journaliste, j’imagine que vous savez ce qui se dit.» Et de raconter: «J’ai reçu ce bon cadeau. Mais je me suis renseignée avant de venir, je sais que l’activité est controversée.»
Pourquoi y être quand même allée? «La séance était déjà payée. Je me suis dit que j’allais voir de mes propres yeux», répond-elle.
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Sa sœur poursuit: «On voit que les chiots ne sont pas maltraités. Ils avaient de l’eau à disposition et l’éleveuse a pris soin de nous expliquer comment nous comporter. Or, je me suis sentie mal à l’aise. Je pensais être enthousiaste et détendue, mais il y a quelque chose de profondément gênant dans cette expérience.»
Si nous n’avons pas observé de maltraitance, on peut tout de même se poser la question. Est-ce vraiment la place de l’animal que de venir combler les carences affectives des humains?
Ne reste plus qu’à espérer que la tendance finisse par s’essouffler. Ce dont l’éleveur a conscience. «C’est un phénomène de mode qui va s'arrêter. On va trouver une alternative pour continuer à socialiser nos chiots. Je vais d’ailleurs ouvrir un bar à chiots.» Le business de la mignonnerie a de beaux jours devant lui.