L’ancien syndicaliste et président du Parti socialiste (PS) devenu président du conseil d’administration de La Poste est sous le feu de vives critiques depuis l’annonce de la fermeture de 170 offices d’ici à 2028. Des remontrances qui se font entendre jusqu’au cœur de sa famille politique.
Le Fribourgeois ne fléchit pas. Son salaire, sa stratégie, sa vision ou encore l'avenir de la presse imprimée. Dans cet interview accordé à «L'illustré» et à Blick, Christian Levrat n'élude aucune question.
Christian Levrat, la décision de fermer 170 offices de poste supplémentaires n’est-elle pas en totale contradiction avec ce que vous disiez le 11 août 2023 sur les ondes de la RTS: «La Poste devait œuvrer au plus près de la population»?
C’est exactement ce que nous sommes en train de faire en multipliant les points de contact au service de la population. Dans le courant des années 90, ces derniers se résumaient à 3000 bureaux de poste à travers le pays. Aujourd’hui, il y a près de 5000 points de contact, dont 769 offices de poste, 1237 agences postales intégrées dans des commerces, 1898 services à domicile, 275 automates MyPost 24, dépôt et retrait des colis 24/24 et 563 MyPost service.
Cela ne veut pas dire pour autant qu’il y en a partout…
Où il n’y a pas de solution satisfaisante, il y a le facteur ou la factrice sur le pas-de-porte. Difficile d’être plus proche de la population. Nous avons le réseau de point d’accès le plus dense d’Europe, notamment avec nos propres offices de poste.
Vous réfutez donc l’accusation selon laquelle la Poste sacrifie sa proximité avec la population?
Absolument. Avec nos réformes, nous ne la renforçons et l’adaptons aux nouvelles exigences. Il ne faut pas limiter le discours à la préservation des murs. Nous mettons en place des prestations qui correspondent à notre époque et qui permettent à tout le monde, y compris aux groupes les plus faibles comme les personnes âgées ou peu mobiles, d’en bénéficier aux mêmes prix dans l’ensemble des régions. Nous remplissons ainsi tout à fait notre mandat de service universel.
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Combien la Poste économise-t-elle grâce à ces fermetures d’offices?
30 millions de francs. Cela étant, aucun office ne sera fermé sans avoir trouvé une solution alternative. À cet égard, nos enquêtes de satisfaction sont éloquentes. My Post 24 pointe en tête du sondage, suivie des agences postales et des offices. Les trois indiquent des taux de satisfaction d’environ 80%. La preuve que la Poste propose aux gens ce qu’ils attendent.
Les fermetures occasionneront la perte de 680 emplois. Dans le même temps, vous devrez engager 1380 personnes pour pallier les départs en retraite. Avec priorité aux 680?
Bien sûr. Nous ferons tout pour les garder. Personne ne sera licencié à cause de la stratégie. Dans nos plans, le delta c’est 700 personnes.
Quatre jours après l’annonce des fermetures, la Poste a annoncé une augmentation de salaire de 1,7% pour les 28’300 personnes soumises à la CCT ainsi que l’augmentation du salaire minimum de 4000 à 4100 francs. Un moyen de mieux faire passer les fermetures?
Pas du tout. Juste un hasard du calendrier. Cela faisait des mois qu’on négociait avec les syndicats et je suis particulièrement heureux de cette issue.
Une interpellation a été déposée au Parlement intitulée: «La Poste augmente ses prix alors qu’elle fait de gros bénéfices. Pourquoi?» Que répondez-vous à cette question qui évoque les 4 milliards de francs cumulés ces dix dernières années?
Que sur ces 4 milliards, hormis le dividende de 50 millions de francs versé chaque année à la Confédération (200 millions jusqu’en 2020), tout a été massivement réinvesti dans la modernisation des infrastructures. Mais pas que. L’année dernière par exemple, le renchérissement nous a coûté environ 100 millions de francs en frais externes. Comme toutes les entreprises, la Poste est donc contrainte d’adapter ses tarifs.
Le parti socialiste combat votre stratégie de fermeture et a demandé au Conseiller fédéral Albert Rösti de la rejeter. Dans Forum, à l’un de vos Camarades soutenant cette demande, vous avez répondu qu’il se trompait. Est-ce à dire qu’à l’époque, vous vous trompiez aussi?
Il se pourrait que depuis, on ait changé d’époque et donc de besoins. Il y a vingt ans, personne n’avait de smartphone. Le début de la généralisation de celui-ci remonte à 2007. Tout a changé depuis. Aujourd’hui, il y a presque quatre fois moins de clients au guichet pour des versements, 50% de moins au cours des seules cinq dernières années. La fréquentation des offices postaux a elle aussi été divisée par deux. Nous devons nous adapter, amener nos prestations avec la même proximité et la même efficacité mais dans un environnement en constante évolution. On ne peut pas se fermer aux besoins des consommateurs, faire comme si les vingt dernières années ne s’étaient pas passées.
Ça doit tout de même vous faire drôle d’avoir les camarades et le parti contre vous…
Bien sûr, c’est un peu bizarre. Je souhaite qu’on approfondisse cette discussion y compris dans les partis de gauche. C’est le paradoxe du service public. Les consommateurs, y compris les politiciens, viennent de moins en moins ou plus du tout dans les bureaux de poste, mais liquident leurs affaires avec des outils digitaux, paient avec Twint ou Apple Pay. Mais comme citoyens, ils changent complètement d’approche, considèrent que le bureau de poste est sacro-saint, que le cash, bien qu’ils ne l’utilisent presque plus, est décisif pour la Suisse. On voit un peu le même phénomène pour les produits bio par exemple. Tout le monde les plébiscite mais peu les achètent. A l’évidence, ces évolutions n’ont pas encore totalement intégré le discours politique.
Peut-être parce qu’une partie de la population et du monde politique a une vision passéiste de la Poste et de son mandat?
Je ne dirais pas passéiste, peut-être un peu nostalgique. D’un côté, on regrette tous l’époque où on se rencontrait physiquement dans les commerces du village, mais en même temps, on réalise que notre mode de vie et de consommation a changé. Notre rôle est de fournir les solutions aux gens et à l’économie adaptées aux changements, c’est le but de nos réformes.
Diriez-vous que les plaintes et les critiques à l’égard de notre Poste, élue sept fois consécutivement meilleure poste du monde par l’Union postale universelle, sont injustifiées et exagérées?
Oui, bien sûr. Mais ces critiques sont aussi une chance. Parce que c’en est vraiment une d’avoir un débat ouvert sur notre stratégie avec de larges milieux populaires. Pour moi, on a 9 millions d’entraîneurs, comme l’équipe suisse de foot.
Ça vous énerve?
C’est des fois un peu agaçant car tout le monde vous explique comment vous devriez faire. Mais d’un autre côté, c’est avant tout le signe de l’attachement qui lie l’entreprise à sa population. La Poste possède 80% des parts de marché dans son secteur. Les gens ont le sentiment d’en être propriétaire et la voient comme une entreprise fiable, digne de confiance, à l’exemple du secret postal que personne ne remet en question. Nos produits digitaux jouissent également d’une confiance que d’autres prestataires n’ont pas forcément. Au bout du compte, cet échange permanent avec la population participe à l’évolution de l’entreprise et j’en suis très heureux. Quant aux lauriers que vous citez, ils sont bien sûr le fruit d’un travail collectif dont nous en sommes très fiers. L’Union postale analyse sur la base de critères prédéfinis 172 pays avant de décerner son titre.
À force de réformes, ne craignez-vous de rompre ce lien de confiance justement?
Non. Les gens sont intelligents. Ils comprennent et voient que leur consommation a changé. Ils se rendent aussi compte que leur accès aux prestations n’est pas péjoré mais amélioré. Nous sommes perpétuellement en contact avec eux.
Vous parlez beaucoup de digitalisation. Comment la décrire concrètement?
Nous avons fixé trois secteurs prioritaires dans ce domaine: la santé, les PME et la gouvernance. Concrètement, le e-voting ou le vote digital, qu’utilisent déjà les cantons de Bâle-Ville, Thurgovie, Saint-Gall et Grisons; le dossier électronique du patient ainsi que les prestations de cybersécurité pour les PME et les communes. Sans oublier la clientèle privée à qui nous proposerons à terme le choix de recevoir son courrier soit sous forme physique soit digitale. Le client pourra également décider au dernier moment de se faire livrer son colis au bureau ou à la maison. Une individualisation hybride qui met la Poste au cœur du service public en tenant compte des désirs de chacune et de chacun.
La Poste va investir 100 millions de francs pour moderniser son réseau. Dessinez-nous l’office de Poste de demain…
Il sera plus attrayant et accueillant pour la clientèle et les prestataires que nous voulons
attirer dans nos murs. Elle est révolue l’époque où on accueillait les gens avec des barreaux aux fenêtres et des vitres blindées aux guichets. Les nouveaux offices rendront le contact plus fluide. Ils mélangeront les prestations physiques et digitales. Tout sera plus ouvert, les attentes moins longues même si selon nos dernières données, 92% de nos clients sont servis dans les sept minutes.
Comment la Poste peut-elle renforcer son soutien aux entreprises?
Outre les exemples cités pour la digitalisation, elle fait déjà beaucoup dans ce domaine via ce que j’appelle la péréquation de la concurrence, sur le modèle de la péréquation financière qui veut que les cantons les plus riches subventionnent les plus pauvres. La Poste transfert en effet de la capacité concurrentielle des centres urbains vers les régions périphériques. En clair, elle offre les mêmes conditions aux mêmes tarifs à une entreprise du fond du Haut-Valais qu’à celle de Zurich. Cela profite énormément aux PME. Cela vaut également pour le courrier puisque le très gros client, qui envoie des millions de lettres paie pour celui qui en expédie 300.
Tout le monde n’en profite pas. Les journaux se plaignent de tarifs prohibitifs, de retards de livraisons, de distributions déplacées à l’après-midi, etc. Réalisez-vous que tout ceci conjugué met la presse papier en danger? La poste ne croit-elle plus au papier?
Les éditeurs croient-ils encore au papier? C’est ça la vraie question. Ringier fermera
bientôt son imprimerie et TX Group, le plus grand groupe de médias privé du pays, lui emboîtera le pas. La Poste est en bout de chaîne. Aussi longtemps que les éditeurs croiront au papier, que leurs volumes seront suffisants et qu’ils pratiqueront des prix garantissant la distribution, nous répondrons à notre mandat. Pour être tout à fait clair, aujourd’hui, nous perdons 60 millions par année avec la distribution des journaux et des imprimés. On continuera à faire l’impossible mais on ne peut pas perdre plus. C’est de l’argent que d’autres consommateurs paient au final.
En matière d’écologie, vous dites que la Poste est l’une des rares grandes entreprises à avoir une vision claire. Vous avez notamment acheté 2400 ha de forêt en Allemagne pour 70 millions de francs censés répondre aux futures exigences…
Exact. La loi nous fait obligation d’atteindre la neutralité́ carbone d’ici 2040. Nous avons mis en œuvre un train d’une quarantaine de mesures dans ce sens. Nous devrions arriver à en réduire 90%, notamment en misant sur l’électrification de nos quelque 2300 cars postaux.
Où en êtes-vous?
Nous avons déjà commencé, mais il faut accélérer le rythme, car avec 10-12 ans d’amortissements pour chaque véhicule, 2040 c’est demain. Et ce n’est pas si simple. Potentiellement, nous devrons par exemple négocier avec 367 entreprises électriques dans les différentes régions du pays. Il va rester au final 10% de nos émissions, que nous allons devoir neutraliser, c’est-à-dire retirer de l’atmosphère, et la forêt va nous permettre de le faire en interne, plutôt que d’acheter des certificats de neutralisation. Je crois que c’est un investissement intelligent, même si la priorité des priorités pour nous c’est la réduction des émissions, pas leur neutralisation.
Les traces de vos vingt-cinq ans d’engagement politique à gauche sont si profondes qu’on a l’impression que vous devez en permanence vous justifier. Ça vous énerve?
D’abord, si j’ai pu laisser quelques traces, j’en suis heureux. Concrètement, si la discussion vient du public, ça ne me dérange pas. C’est l’occasion d’évoquer avec lui l’évolution de la société et, partant, de La Poste, au cours de ces vingt dernières années. Je suis moins patient lorsque cela vient de journalistes dont le métier serait justement d’analyser ce phénomène et d’en débattre.
Ils le font mal à vos yeux?
Je suis frappé de voir certains des médias opposer des citations distantes de vingt ans, sans même l’indiquer, ni débattre du fond. Pour moi, c’est un peu le niveau zéro du journalisme alors que, précisément, tout l’argument est: la société a changé, La Poste doit le faire aussi. C’est là-dessus qu’il faut s’entretenir.
N’empêche, beaucoup de ceux qui vous qualifiaient de héros pendant votre mandat politique vous perçoivent aujourd’hui comme une sorte de traitre ou, à tout le moins, comme quelqu’un qui a changé de camp…
Si la situation était la même aujourd’hui qu’en 2002, lorsque nous votions sur l’initiative «Services postaux pour tous», je pourrais comprendre. Mais avec les changements profonds qui se sont produits, c’est le bon sens même de faire évoluer l’entreprise. Ce serait inquiétant en termes de santé mentale si je n’avais pas changé d’analyse. Mes convictions sont toujours les mêmes. Je reste convaincu que le service public est décisif pour notre pays, que La Poste est un acteur central de sa prospérité et que l’accès pour toutes et tous à ses prestations est indispensable. Pour répondre à notre mission et garantir des emplois, il faut oser évoluer.
Vous tirez tout de même votre passé comme un boulet, non?
Oui et non. C’est justement cet engagement de vingt ans pour le service public et les régions périphériques qui guide aujourd’hui mon action et me donne peut-être une certaine crédibilité. Si, avec ces convictions-là, je viens vers la population en disant, «on doit faire une réforme, intelligemment, en prenant soin de toutes et tous, mais on doit la faire», je pense qu’elle peut m’accorder le fait que j’y ai consacré toute l’attention nécessaire. C’est la situation qui a changé, pas moi. Mon rôle, oui, mes convictions non!
Et quelles sont ces convictions que vous évoquez?
J’ai toujours été convaincu que pour changer les choses, il faut mettre les mains dans le cambouis, que le cœur de la social-démocratie, c’est de changer la réalité. Avec mon job, je participe à cela. Parfois ça plaît, parfois pas. Ce qu’il advient de La Poste joue un rôle sur ce qu’il advient de la Suisse et pouvoir y contribuer est un privilège qui vaut bien quelques critiques.
On se gausse aussi parfois de votre salaire annuel de 230 000 francs pour un mi-temps…
Je suis heureux que vous en parliez car il y a beaucoup de fantasmes à ce sujet. Alors même si je n’aime pas trop aborder cette question, je vais être transparent. D’abord, je travaille pratiquement à 100% pour La Poste, avec des semaines aussi chargées que lorsque j’étais parlementaire fédéral et président de parti. Une activité qui, soit dit en passant, me permettait à l’époque de gagner un peu plus qu’aujourd’hui.
Ouvrez-nous vos comptes.
Pour être tout à fait clair, j’ai gagné à La Poste, charges sociales déduites, 164’676 francs en 2023. Net bien sûr, puisque je ne touche ni bonus, ni participation au bénéfice. Soit environ 13’000 francs par mois, un salaire confortable et qui me convient très bien. Mais est-il vraiment scandaleux pour diriger une entreprise de 46’000 personnes faisant 7 milliards de chiffre d’affaires? Les gens trancheront. Pour ma part, je connais pas mal de directeurs de PME ou de fonctionnaires qui en gagnent autant voire davantage.
La politique, c’est fini pour vous?
Oui. Terminé. J’ai tiré un trait, tourné la page. Mon dernier mandat politique est celui de conseiller général de ma commune de Vuadens (FR). J’ai fait de la politique pendant 25 ans, je crois avoir plus ou moins fait le tour. En fait, je suis très heureux à La Poste. Peut-être plus
exposé, parce que parfois il faut prendre des décisions impopulaires. Mais ça fait partie du
job. Et La Poste est un élément indispensable de la prospérité du pays. Sur la politique elle-même, je préfère rester discret. Je me toujours méfié de ceux qui donnent des leçons à leurs successeurs. Je ne veux pas tomber dans ce piège…