Un succès qui repose sur du concret
Voici comment la Suisse est redevenue une équipe conquérante

Les dauphins sont devenus des requins! Comment l'équipe de Suisse a-t-elle pu se transformer pareillement en quelques mois? Notre analyse en profondeur d’une évolution qui ne tient pas au hasard, mais repose sur du concret.
Publié: 25.06.2024 à 14:49 heures
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Dernière mise à jour: 25.06.2024 à 18:41 heures
Granit Xhaka et Murat Yakin ont enterré la hache de guerre.
Photo: keystone-sda.ch
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Tim GuilleminResponsable du pôle Sport

Comment cette équipe de Suisse, si pathétique à l'automne, incapable de battre le Kosovo, Israël et la Biélorussie, a-t-elle pu se transformer en cette troupe si conquérante à l'Euro? La Nati ne s'est pas seulement qualifiée pour les huitièmes de finale, elle l'a fait avec la manière. En une phrase, les dauphins sont devenus des requins, pour reprendre une expression plus ou moins célèbre chez les amateurs de basketball. Mais comment ce miracle de la biologie a-t-il pu se produire? Cette question, tout le monde se la pose depuis sept jours. La réponse, dans les faits, n'est pas si compliquée. Et elle tient en quatre points, qui se recoupent parfois, mais qui ne fonctionneraient pas l'un sans l'autre.

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Le coup de gueule du capitaine

Granit Xhaka n'était pas heureux après le match nul face au Kosovo.
Photo: TOTO MARTI

Granit Xhaka est un leader dans les bons comme dans les mauvais moments, et cela veut dire beaucoup de son influence au sein de cette équipe. Alors, quand il a poussé un coup de gueule au sortir du match nul au Kosovo en septembre (2-2), la terre a tremblé. L'intensité des entraînements? Pas assez bonne. La qualité des terrains sur lesquels la Suisse s'entraîne? Pas au niveau. L'attitude de l'équipe en règle générale? Insuffisante. Englobe-t-il aussi l'entraîneur dans ce constat d'échec? Oui. Tout le monde est concerné. À l'échelle de l'équipe nationale, la déflagration était immense et a conduit à une remise en question qui, au final, a été salutaire.

La direction et le staff, Murat Yakin en tête, n'ont pas aimé du tout que le capitaine s'exprime ainsi en public, estimant qu'il aurait mieux fallu régler ces questions en tête-à-tête, mais Granit Xhaka est ainsi. Et, avec le recul, même s'il a heurté l'ego des décideurs, il a sans doute bien fait de s'exprimer devant les micros. L'ASF ne pouvait ainsi plus ignorer le problème.

C'est vrai, ces derniers jours, le capitaine de la Nati a dit qu'il s'agissait d'une erreur de sa part d'avoir parlé en public, mais il est permis de penser qu'au fond de lui, il est fier de ce qu'il a fait. Il a fait bouger les choses dans le bon sens, en montant au front et en prenant les coups. C'est ce qu'on attend d'un leader, non?

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L'union sacrée autour d'une bouteille de rouge

Depuis, tout va mieux entre Granit Xhaka (centre) et Murat Yakin (droite).
Photo: AFP

Après le coup de gueule du capitaine, il n'y avait que deux chemins possibles: une sortie de crise intelligente ou la rupture complète. Murat Yakin et Granit Xhaka ont eu l'extrême intelligence de choisir la première option. Et, au passage, l'ASF a bien fait également de ne pas écouter les petites (ou grosses) voix qui lui suggéraient à l'époque de se séparer du sélectionneur…

La vérité est que Murat Yakin et Granit Xhaka, les deux hommes les plus importants du football suisse, ont passé un pacte en ce début d'année. Le sélectionneur s'est rendu au domicile du joueur, à Düsseldorf, et, de l'aveu même de Granit Xhaka, ils ont «bien mangé» et «bu du bon vin». Et, entre deux pichets de rouge, ils ont tracé le chemin à suivre pour réussir l'Euro. Dans les grandes lignes? De meilleures séances d'entraînement. Plus d'intensité. Une solide défense à trois, comme le Bayer Leverkusen. Plus aucune critique publique. Chacun a fait un pas vers l'autre, les deux hommes étant conscients que la Suisse avait besoin tant de l'un que de l'autre.

Les premiers progrès ont été perceptibles lors des premiers matches de 2024 déjà, au Danemark (0-0) et en Irlande (victoire 1-0), où la Nati n'a pas pris de but et a travaillé sereinement. Les bases étaient posées. En secret dans une maison de Düsseldorf d'abord, puis en «semi-public» lors des matches amicaux et des stages, à La Manga en mars et à Saint-Gall fin mai et début juin. Et voilà les fruits de cette union sacrée qui sont récoltés au grand jour à Cologne et à Francfort.

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Le pari de la jeunesse

Dan Ndoye est peut-être le futur de la Nati.
Photo: Icon Sport via Getty Images

Haris Seferovic? Au placard. Xherdan Shaqiri? Sur le banc 210 minutes sur 270. Offensivement, Murat Yakin a décidé d'installer une jeunesse qui était tout sauf triomphante voilà encore quelques semaines, et cette décision était de loin la plus courageuse de toutes celles qu'il a prises depuis son arrivée à la tête de la Nati. Il aurait été tellement plus simple pour lui de s'appuyer sur ce qui avait si bien fonctionné ces dernières années, mais le sélectionneur a pris ses responsabilités en décidant de préparer l'avenir en confiant les clés de l'attaque à Ruben Vargas, Dan Ndoye et Zeki Amdouni.

Il ne fait cependant aucun cadeau et ne considère pas la jeunesse comme une raison suffisante pour être titulaire: Noah Okafor, très décevant depuis le début de l'année, n'a pas eu droit à une minute lors de cet Euro, alors que, dans l'esprit de Murat Yakin, il pouvait (il peut encore, d'ailleurs) être le leader de l'attaque suisse pour les années à venir. En clair, la Nati, grâce à la vision de son entraîneur, construisait l'avenir, avec le risque que le présent en pâtisse un peu, tant l'expérience est primordiale dans une compétition comme l'Euro, où il est impossible d'imaginer se présenter avec une équipe trop naïve et découvrant le haut niveau.

Mais le coach a été récompensé de son courage et les jeunes lui ont déjà rendu sa confiance, notamment le supersonique Dan Ndoye, l'homme de ce début d'Euro. La page des anciens est gentiment en train d'être tournée et la Nati peut déjà être confiante pour 2026, puisque les «gamins» d'aujourd'hui auront tous deux ans de plus, avec la maturité et l'expérience qui iront avec. Une réussite sur toute la ligne.

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La Manga, un nouveau départ réussi

En Espagne, la Nati allait mieux.
Photo: TOTO MARTI

Le stage dans la région de Murcie était dangereux, en mars dernier, puisqu'il était le premier après les qualifications compliquées de l'automne. Le risque était que rien ne change, que les joueurs ne ressentent pas cette atmosphère de nouveau départ. Pierluigi Tami et Murat Yakin ont énormément discuté, eux aussi, Giorgio Contini est arrivé dans le staff et il fallait alors faire comprendre à tout le monde que la grisaille de l'automne était derrière et que les beaux jours arrivaient.

Cela n'a pas été le cas au niveau de la météo, le temps étant étonnamment frais et pluvieux pour la région de Murcie, mais, pour ce qui est du football, tous ceux qui ont vécu ce stage espagnol, que ce soit au coeur de l'équipe ou en marge comme les journalistes, ont bien senti qu'il se passait quelque chose de fort et qu'une atmosphère de travail positive se dégageait. La direction prise, à savoir une défense de fer dirigée par Manuel Akanji, était la bonne. Encore fallait-il la mettre en pratique, ce aui a été fait dès les jours suivants, on l'a dit, en Irlande et au Danemark.

Murat Yakin a réussi à laisser derrière son automne compliqué, y compris sur le plan personnel avec le décès de sa mère, et a réussi à insuffler un souffle nouveau, sans esprit de revanche. Là réside aussi une grande victoire pour le sélectionneur, tant sa communication est restée bienveillante, positive et ouverte. Beaucoup d'entraîneurs, bien trop orgueilleux, se seraient vexés ou murés dans le silence, entrant dans la confrontation avec la presse et le public. Raymond Domenech est un exemple très célèbre en France, mais ces caractères existent aussi en Suisse, où bien des techniciens ne savent pas redresser la barre quand ils sont en difficulté, ne faisant que s'enfoncer dans la crise.

Murat Yakin, lui, n'oublie rien, mais il est malin. Il a continué, et même intensifié, ses tours d'honneur avant les matches pour saluer le public, il est toujours resté très courtois avec la presse, et il ne s'est pas renié, surtout. Il aurait été tellement plus simple de faire «comme tout le monde», et de sélectionner 26 joueurs pour l'Euro. Lui a choisi la difficulté en en prenant 38 au début, quitte à être incompris du grand public. Il aurait pu s'appuyer sur les anciens, on l'a dit, et mettre toujours la même équipe sur le terrain. Personne n'aurait pu lui rien reprocher. Mais il est resté lui-même, il a suivi son instinct, il a pris des risques. La «touche magique» de Murat Yakin est revenue, ses choix sont majoritairement payants. Et la Suisse s'est redressée, abordant en pleine confiance son huitième de finale de l'Euro face à l'Italie, samedi à Berlin (18h). Une situation impensable voilà encore huit mois, mais qui ne sort pas de nulle part et ne tient pas du hasard. Surtout pas.

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