Il y a des formules qui collent à une époque. Aussi caricaturale soit-elle, celle-là claquait comme un soleil. «Black-Blanc-Beur» était, il y a 24 ans, un assez bon slogan. Sauf que 1998 parait bien loin.
Plus de Zinedine Zidane pour porter avec panache l’étendard des Français d’origine maghrébine. Plus de Lilian Thuram pour poser, au nom des Français d’origine africaine, les questions qui fâchent sur l’esclavage ou les tragédies charriées par la mémoire coloniale. Plus de Youri Djorkaeff pour incarner le métissage venu des confins orientaux de l’Europe.
Plus de passion «arc-en-ciel»
La victoire des «Bleus» en 2018, déjà, n’avait pas engendré une telle passion arc-en-ciel. La France était sortie heureuse, exubérante, mais guère rassurée de ce second Mondial remporté 4-2 à Moscou contre la Croatie. Les attentats de 2015 et 2016, la vague migratoire en provenance de Syrie, les problèmes entre communautés demeuraient en arrière-plan.
Or voici que 2022 semble soudain faire encore plus peur. Voilà que la demi-finale de mercredi rime avec inquiétude, évidemment attisée par tous les obsédés de l’identité et de l’exclusion. Vous imaginez Paris en capitale de la baston, à l’issue de ce match France Maroc?
Je reviens juste d’Afrique. Exactement de Centrafrique, au cœur du continent. La jeunesse de Bangui, l’une des capitales les plus pauvres du monde, n’y avait d’yeux, samedi 10 décembre, que pour les Lions de l’Atlas et leur étoile verte à cinq branches. Logique. Solidarité continentale.
La victoire de la France, dans la foulée, y a moins suscité d’embardées. Normal. Paris est, politiquement, en train de perdre ce qui reste de ses anciennes colonies africaines, pris dans l’étau russo-chinois.
Mais le ciel m’est vraiment tombé sur la tête au retour. Je m’attendais à des «Bleus» fêtés pour leur diversité. Et voilà que l’inverse est au rendez-vous.
Tweets identitaires
Tweets à gogo. Débats télévisés sans fin. Images des affrontements entre forces de l’ordre et supporters marocains sur les Champs Elysées rediffusées en boucle. La page «Black-Blanc-Beur» est bel et bien tournée.
Olivier Giroud, grand sorcier blanc presque quadragénaire, encensé pour pouvoir mieux oublier le premier but de Tchouameni contre l’Angleterre! Antoine Griezmann, mis en avant en oubliant le reste de l’équipe…
J’exagère? Un peu. Mais pas tant que ça. Dans la France de 2022, chacun regarde son couloir. Le feu communautaire brûle. Les identitaires bleu-blanc-rouge, à commencer par Eric Zemmour et les ténors du Rassemblement national, rêvent d’émeutes qui leur permettraient à nouveau d’accuser ces fléaux que sont, pour eux, l’immigration et le multiculturalisme.
Les casseurs des quartiers, souvent d’origine immigrée, sont prêts pour l’embuscade si le Maroc l’emporte. Qu’importe si, sur les Champs-Elysées, aucune vitrine cassée n’a été samedi soir à déplorer. Qu’importe si les enseignes de luxe, apparemment confiantes, n’ont pas encore décidé de se barricader. Qu’importe. Le Mondial qatari rend chacun fier d’une manière différente, presque séparée.
La vérité est que la France des Bleus n’est plus «Black-Blanc-Beur». L’union sacrée qu’aurait pu permettre le retour en pointe de Karim Benzema, avant-centre d’origine algérienne conspué jadis pour avoir brandi le drapeau du pays de ses parents, s’est dissipée après son départ pour blessure dans l’air conditionné des stades émiratis. Rien à dire. Rien à faire. C’est comme ça.
Mbappé n’est pas fédérateur. Trop jeune. Trop talentueux. Trop courtisé. Trop centré sur lui-même. Griezmann et Giroud, deux meneurs incontestables sur le terrain, peinent à incarner l’équipe dans sa diversité. Les fractures, les rancœurs, les non-dits ont contaminé le bonheur populaire que seul le ballon rond suscite.
La France d’hier, celle de 1998, s’est éteinte malgré ses deux étoiles. Pourvu que la troisième, si elle survient, rallume la flamme d’espoir qui embrasa il y a vingt ans le pays entier: celle d’un possible vivre-ensemble. Au-delà du stade à Doha.