C’est une histoire d’autorité. Celle que beaucoup de Français désespèrent, selon les sondages, de trouver chez leurs responsables politiques. Mais celle, aussi, qui fait soupirer une bonne partie de la population, plus tentée par le désordre, la créativité et la révolution.
Didier Deschamps, 54 ans, est peut-être celui qui, dans le panthéon des personnalités publiques françaises, incarne le mieux cette autorité, mélange de volontarisme, de culte de l’effort et d’implacable réalisme. Sur les terrains, il avait gagné le surnom de «porteur d’eau» parce qu’il relançait inlassablement le ballon vers ses partenaires. «Dédé» n’a pas la victoire qui chante. Il préfère aligner les succès tel un général en chef toujours inquiet de la prochaine bataille: en rappelant, sitôt le trophée empoché, le risque d’une possible débâcle à venir. Et la nécessité de «ne rien lâcher».
Benzema, dernier forfait en date
Victoire au Mondial de 1998 comme capitaine des Bleus. Victoire vingt ans plus tard au Mondial en Russie comme sélectionneur. 103 sélections en équipe de France, dont 54 comme capitaine, entre 1989 et 2000.
Et au Qatar? Coté sportif et ballon rond, tout a été dit et écrit. Karim Benzema forfait. Comme Paul Pogba, N’Golo Kanté et bien d'autres. Une équipe tricolore soudain redevenue bancale. Des Bleus confrontés, à Doha, au risque du match de trop, plus dépendants que jamais d’une fulgurance de Kylian Mbappé. Mais il n’y a pas que le terrain. Il y a aussi la vie. Ce pouvoir que confère le football.
Pour Didier Deschamps, il reste ce prestige d’avoir été, le 12 juillet 1998, le premier à brandir la coupe dont rêvent tous les footballeurs de la planète. Où atterrira demain, Deschamps? Président de la Fédération française de football, la FFF? Et pourquoi pas, lui aussi, candidat aux plus hautes sphères de la FIFA, là où s’est fracassé «Platoche», ce numéro 10 de treize ans son aîné, qui fut jadis un de ses modèles?
A l’énoncé de ces questions, ceux qui le connaissent bien rigolent. Ils ne croient pas à sa reconversion. Trop taiseux. Trop énervé par la politique, ses rituels et ses renvois d’ascenseurs obligés. Début 2021, l’assaut est alors lancé, en France, contre l’octogénaire Noël Le Graet, président de la FFF depuis 2011. Deschamps se sait aussi dans le collimateur. Dans les coulisses, son nom est souvent conjugué au passé, remplacé au présent par celui de Zinedine Zidane. Alors, le porteur d’eau se met à mordre. Didier le basque (il est originaire de Bayonne) défend mordicus le breton Le Graet (ancien patron du club de Guingamp). Au téléphone, il recommande vertement le silence à certains élus prêts à soutenir ce putsch politico-footballistique.
Reconnaissance due aux services rendus
Deschamps démine, mais sort abîmé de l’épisode. Pour lui qui croit dans la reconnaissance aux services rendus, ce quasi-putsch dit tout ce que la vie publique a d’ingratitudes. Bis répétita en septembre dernier, lorsque font surface, dans les coulisses de la FFF, des accusations de harcèlement sexuel contre le même Le Graet: «Il y a tellement de fausses informations qui sont des mensonges et deviennent avec le temps des absurdités s’énerve-t-il en conférence de presse. Le président va bien». La fin de partie est sifflée. Au moins jusqu’au bout de ce Mondial. Le tandem Deschamps-Le Graet sait, de toute façon, qu’il faudra bien tourner la page.
La vérité est que Didier Deschamps a survécu car il a dans sa manche un atout maître, en plus de son tempérament de gagneur jamais rassasié. Il ressemble à la France des classes moyennes qui a l’angoisse de disparaître. il se bat pour la survie de son espèce: les joueurs «normaux» qui font la différence, non au talent, mais au tempérament. Son père, décédé en mai dernier d’un cancer à 86 ans, avait porté, comme rugbyman, le maillot du Biarritz Olympique. Le sport collectif est son environnement depuis l’enfance, une vertu cultivée ensuite au centre de formation de Nantes. Deschamps, comme Aimé Jacquet, le sélectionneur des «Bleus» de 1998, est un solitaire qui s’épanouit au milieu des autres. Un taiseux qui aime parler. Pas de flot de paroles intarrissable, comme c’était le cas pour l’homme d’affaires Bernard Tapie, qui le fit venir à l’Olympique de Marseille avec laquelle il gagna la fameuse coupe d’Europe de 1993. Des mots simples, compréhensibles par tous. Des mots qui protègent parce qu’ils sont les siens alors que Platini, à l’UEFA puis à la FIFA, a fini noyé dans des planètes footballistiques trop éloignées des siennes.
Plaisir du jeu et envie de gagner
A ceux qui lui posent des questions sur les évolutions de son style, sur le passage de joueur à entraîneur, lui répond simplement, dans un entretien au magazine culturel «L’Éléphant»: «On ne peut pas copier-coller les expériences passées. […] Le foot, c’est le plaisir du jeu et l’envie de gagner, mais c’est d’abord de l’éducation, et l’apprentissage des valeurs de la vie de tous les jours: le respect de ses partenaires, de l’autorité, des arbitres, des dirigeants ou des éducateurs. Le plaisir, le partage, la solidarité, le don de soi sont des notions au service du vivre-ensemble.»
Plus causant que Zizou, Deschamps ratisse, quitte à laisser de côté, pour le Mondial 2018, un Karim Benzema empêtré dans ses déboires, qu’il juge trop difficile à intégrer et, surtout, trop mal entouré. «Deschamps n’aime pas jouer au père de substitution, évoque un ancien agent de joueur qui a traité avec lui dans le passé. Il n’est pas non plus un confesseur. S’il n’avait pas été footballeur, je l’aurais bien vu partir à l’étranger, mener des chantiers, bref, assurer des responsabilités pour remplir un contrat, tenir des délais, obtenir des résultats.»
Un électeur de droite?
La plupart croient que l’ancien milieu défensif est un électeur de droite. Lui n’a jamais confirmé. Plusieurs fois accusé de racisme pour avoir éloigné Benzema un temps, il a les numéros de Sarkozy, Hollande, Macron ou encore Christiane Taubira comme il avait autrefois ceux de Chirac ou de Jospin. Les injustices qu’il défend se conjuguent au singulier. Pas de combat public pour une cause quelconque. Didier Deschamps n’est pas Yannick Noah, le tennisman devenu chanteur qui s’occupa du moral des Bleus en 1998, ou Eric Cantona, l’avant-centre reconverti en acteur indigné, au point de poursuivre ce dernier en justice lorsqu’il accusait de discriminations.
Sa grande affaire? Sélectionner un joueur ou pas: «Je suis l’autorité, puisque c’est moi qui dois choisir, donc la notion de respect est importante. Si j’ai quelque chose à dire, je le fais, car même si cela doit faire mal, c’est fondamental. Je ne suis pas là pour dire seulement des choses agréables. Je peux être très dur. Les relations avec les joueurs ne sont pas un long fleuve tranquille, c’est comme dans la vie privée. […] Dans le sport, l’injustice peut être permanente, car on est centré sur soi» poursuivait-il dans son entretien à l’Éléphant.
Injonctions contradictoires
Didier Deschamps, ou la France silencieuse qui tente de résister aux injonctions contradictoires? L’homme d’une autre époque aussi. On sent le coach fatigué de voir ses joueurs se transformer en «influenceurs». Il tait les questions d’argent, mais il fait ce que les sponsors demandent, obéissant sans ciller aux lois du foot business. Le «porteur d’eau» n’a pas non plus voulu se mêler des polémiques sur l’attribution du Mondial au Qatar. «Le footballeur n’a pas la capacité et le pouvoir de résoudre les problèmes sociaux» a-t-il lâché, tout en affirmant que ses joueurs sont «libres de s’exprimer».
Didier Deschamps se bat encore. Il ne sent pas aimé, même s'il arrive en tête des personnalités les plus importantes du foot français. Respect. De toute façon, l'ex «porteur d'eau» sait que sa planète ne tourne plus très rond. Au contraire des ballons.