Puisque nous allons parler musique, je joue d’emblée la corde sensible. Lorsque j’étais enfant, un vendredi soir se résumait à cet instant de pur bonheur: un apéro au coin du feu (c’était davantage ce qu’il y avait à manger à cet âge-là qui m’intéressait, ne paniquez pas).
Les ingrédients? Quelques chips, un soda, ma famille réunie au salon et surtout, ce qui était bien plus qu’un simple fond sonore d’ambiance: de la musique. Le plus souvent, pour mettre tout le monde d’accord, du blues.
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Non, il ne s'agissait pas d'exorciser nos peines tous ensemble. Chez moi, c’était simplement synonyme du meilleur moment de la semaine et d’un son follement envoûtant. J’ai donc naturellement creusé mon amour pour cette musique par la suite, en l’écoutant — parmi d’autres — très intensément, et en la jouant moi-même. J’y ai mis mes joies, j'y ai mis mes peines, et tout cela est devenu mon blues.
Comme vous sans doute, j’ai suivi l’été dernier les déboires de cette brasserie bernoise qui a interrompu le concert d’un groupe de reggae, dont les membres sont blancs, sous prétexte que ces derniers étaient coupables d’appropriation culturelle. L'appropriation culturelle? C'est lorsque les membres d'une culture dominante ou hégémonique utilisent des expressions culturelles d'une culture minoritaire ou dominée, définit la RTS.
En même temps que cette notion était balancée avec fracas dans le petit monde de la musique en Suisse, elle a créé chez moi un véritable questionnement. Mes goûts musicaux sont-ils l’incarnation même de ce mal qui nourrit bon nombre de polémiques ces derniers mois? Vais-je devoir les changer à l'approche des festivals de l'été?
Mais surtout: moi qui, comme tant d'autres, aime le blues, suis-je coupable d'appropriation culturelle lorsque j'écoute cette musique aux racines bien éloignées de mon canton de Vaud natal? Je n'ignore évidemment pas son lien intrinsèque avec l'esclavagisme et le colonialisme.
En bon amateur de rock'n'roll également, je sais que toute la musique que j'écoute pourrait être vue, si j'allais par exemple boire un verre à la brasserie Lorraine (c'est le nom de l'établissement bernois en question), comme une musique de blancs volée aux noirs. Dois-je pour autant me couvrir de honte et ressentir le syndrome de l'imposteur lorsque j'écoute un «oooh baby, you broke my heart so hard» pour noyer mon chagrin? Loin d'être prêt à renoncer à la musique que j'aime (et qui vient de là, qui vient du blues) j'ai eu besoin de faire part de mes interrogations et d'obtenir des réponses.
Je me suis donc entretenu avec Greta Balliu, économiste et spécialiste des migrations à l'Université de Fribourg et à l'Observatoire de la diversité et des droits culturels. Elle est l'une des seules spécialistes de la question en Suisse romande. Morceaux choisis.
Madame Balliu, si l'on considère les polémiques sur l'appropriation culturelle, doit-on partir du principe que la musique est racisée?
En Europe et en Suisse, la thématique de l’appropriation culturelle fait de plus en plus surface, particulièrement ces derniers mois, et souvent d’une manière inappropriée. Il est temps de s’éloigner de l’adjectif «racisé», car les races n’ont pas de fondements biologiques. En d'autres termes, elles n'existent pas. Le terme est, encore aujourd'hui, employé à tort. La musique est quant à elle une ressource culturelle parmi d'autres. Elle peut faire partie intégrante de l'identité d'une personne ou d'une communauté. Cela peut être aussi un facteur de discrimination et/ou d’appréciation.
Les blues a un statut particulier si on pense à l'appropriation culturelle, car il renvoie à la colonisation. Mais qu'en est-il du rap ou du hip-hop, des genres très populaires, mais surtout, à la base, très ancrés dans les communautés afro-américaines?
Le blues a un statut lié à la colonisation, mais il est aussi lié à la migration, aux différentes générations et même aux technologies. La musique trouve toujours sa source dans une classe sociale et/ou dans un groupe de personnes. Elle peut être l'écho d'un certain vécu, mais elle peut aussi se transformer selon les besoins et les influences. C'est le cas du hip-hop et du rap qui sont écoutés par de nombreux jeunes partout à travers le monde. Ces genres appartiennent autant à la culture afro-américaine qu'à la culture européenne, asiatique ou autre.
Où se situe donc la limite qui indique si on tombe dans l'appropriation culturelle ou non?
L'appropriation culturelle s'inscrit dans un éventail de question d'ordre politique et juridique très varié. Il y a encore une zone grise d'un point de vue juridique et il n'est de ce fait pas facile de déterminer une limite. Nous pouvons commettre de l'appropriation culturelle quand nous ne respectons pas les expressions culturelles traditionnelles, lorsque nous ne mentionnons pas de sources par exemple ou si nous ne respectons pas la symbolique de l'œuvre et la propriété intellectuelle à des fins commerciales ou économiques.
Mais doit-on culpabiliser si on aime une musique comme le blues qui a des liens historiques très forts avec la colonisation?
Non, pas du tout! La musique sert aussi à raconter et elle transmet l'histoire humaine. Peut-être que, grâce à elle, nous prenons encore plus conscience des événements tragiques qu'il ne faut pas répéter.
Si je suis un musicien blanc et que je joue du blues, est-ce mal perçu par les différentes communautés?
Normalement, cela ne doit pas poser de problème. Il s'agira d'un blues joué par un blanc et cette personne sera différente parmi mille autres blancs, comme parmi mille autres noirs. Sa production sera unique. Dans une société interculturelle, il importe de préserver le principe de la liberté d'expression, de ne pas entraver les échanges et les contacts culturels qui ne présentent aucun danger.
Ne devrait-on pas plutôt se féliciter que la musique serve de pont entre les cultures?
Oui, il faut surtout se réjouir de l'éventail de diversité qu'elle représente. Chacun peut s'y référer et exprimer sa propre identité.
Comment définir plus exactement l'appropriation culturelle alors?
Apprécier un genre de musique (comme le blues), l’écouter ou le jouer, ce n’est pas de l’appropriation culturelle, si on respecte son origine. Cette désignation vient d'abord de l'anglais. Elle englobe la présence d’une dynamique de pouvoir en se référant particulièrement à la période colonialiste. Autrement dit, quand une communauté culturelle «dominante» s’approprie des références culturelles d’une autre communauté avec le but de tirer un bénéfice économique sans respecter la symbolique de la ressource culturelle.
Pourquoi en parle-t-on beaucoup aujourd'hui?
Avec la globalisation et le développement de nouvelles technologies, les débats sur l’appropriation culturelle, à juste titre, refont surface. En ce sens, il est important de la définir, aujourd’hui, dans notre contexte où les frontières culturelles sont poreuses et s’interconnectent. La définition doit être adaptée aux croisements des cultures et à l’usage des références culturelles par plusieurs communautés. Le blues est écouté dans plusieurs lieux et il est joué par différentes générations qui l'adaptent parfois à leur propre musique ou à leur rythme. Il y a une diversité de rythmes et il n’y a pas qu'une musique blues. Mais tout cela exige le respect de ses origines.
Un blackface par exemple (le fait de se peindre la peau en noir pour se déguiser), est désormais admis comme une pratique raciste. Mais qu'en est-il d'une reprise d'un standard de blues par un homme blanc?
Je pense que ce qui est correct ou non dépend du respect et de la dignité de la personne et des communautés. Cela dépend de l'usage qu'on en fait dans l'espace public, de quelle place nous lui réservons. Le white face ce ne serait pas acceptable non plus. À partir du moment où un standard du blues est repris par une personne qui apprécie et valorise l’origine de cette musique sans en transformer son origine, cela ce n’est pas de l’appropriation. Le blues a son histoire et, désormais, c’est un patrimoine humain auquel chacun a accès. Il en va de même pour le fado ou d'autres styles de musique.