De la main gauche, il prend une mèche de cheveux de sa cliente entre ses doigts. Tandis qu’avec une fine aiguille à tricoter qu’il tient dans la main droite, il pique la mèche à plusieurs reprises avec des mouvements rapides, nouant ainsi les différents cheveux au fur et à mesure.
Ce biologiste et professeur d’enseignement secondaire est le fondateur de Dreadlocks-Artesanal. Une équipe de cinq à six personnes qui font des dreadlocks en Suisse depuis plus de dix ans et qui se considèrent comme les experts dans leur domaine. Marc Mächler a ses dreads depuis qu’il a 21 ans. «À l’époque, j’aimais les femmes avec des dreadlocks et je voulais aussi en avoir. Aujourd’hui, je considère mes dreadlocks comme mes racines. Elles me distinguent des autres.»
Des musiciens de reggae éconduits
Récemment, cette coupe de cheveux a suscité des débats dans le contexte de l’appropriation culturelle. Fin juillet, le groupe de reggae Lauwarm a dû interrompre son concert à la Brasserie Lorraine à Berne. La raison: certains visiteurs se sont sentis mal à l’aise parce que deux membres du groupe, des hommes blancs, portaient des dreadlocks et jouaient de la musique reggae.
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Quelques semaines plus tard, le Gleis-Bar de Zurich a annulé le concert de Mario Parizek parce que le musicien autrichien portait également des dreads. Suite à ce débat, le duo comique Ursus & Nadeschkin a également fait l’objet de critiques – en raison de la perruque blonde «rasta» que Nadja «Nadeschkin» Sieger porte sur scène.
Les cheveux sont faits pour s’emmêler
Marc Mächler ne comprend pas cette agitation: «En tant que biologiste, je considère le sujet du point de vue des sciences naturelles. Les cheveux sont naturellement constitués de telle sorte qu’ils s’emmêlent. Pour autant qu’on les laisse pousser et qu’on ne les coiffe pas.» Il se contente d’aider ses clientes et clients à obtenir des dreads régulières. Il ajoute que cette coupe a été influencée par de nombreuses religions différentes.
C’est ce que confirme Lisa Johnson, ethnologue spécialisée dans la recherche sur la musique et la migration en Jamaïque et en Amérique du Nord à l’université de Trèves, en Allemagne. «Les dreads existent depuis des millénaires dans diverses cultures à travers le monde.»
Comme symbole religieux dans l’hindouisme ou l’islam
Chez les soufis de l’islam, les prêtres laissent pousser leurs cheveux en longues tresses emmêlées, en signe de dévotion divine. Dans l’hindouisme, les hommes saints appelés sadhus portent cette coupe appelée jatta. Les sadhus renoncent à tout ce qui est éphémère: ainsi, les mèches s’emmêlent au fil des ans.
D’autres preuves historiques de dreadlocks remontent à l’Antiquité. En Grèce, en Égypte et dans d’autres régions du bassin méditerranéen et du Moyen-Orient, ils étaient considérés comme un symbole culturel et social. Il en allait de même en Australie, où ils étaient courants chez certains peuples indigènes. Dans l’Amérique précolombienne, ils étaient souvent associés au chamanisme et représentaient la force des guerriers. Le célèbre chef cri Pitikwahanapiwiyin (1842-1886) portait ses cheveux en longues tresses emmêlées.
Depuis les années 1930, les dreads ont été particulièrement marquées par la population racisée de la Jamaïque. Il s’agissait d’une petite minorité de la classe sociale inférieure, qui était opprimée à cause du colonialisme. C’est en luttant contre cette discrimination qu’est né le mouvement des rastafaris, dont les adeptes portent souvent des dreadlocks.
«La Cancel Culture ne rend pas justice à la complexité de la culture»
«Le mot dread, en français crainte, était très fréquent dans la langue des rastafaris de l’époque», explique Lisa Johnson. C’est à partir de là que s’est développé le terme de dreadlocks. «Il désigne une certaine manière de porter cette coiffure, poursuit l’ethnologue. Les dreadlocks sont un symbole du libéralisme noir et de l’appartenance à la philosophie rastafari.»
Cependant, tous les rastafaris sont loin d’avoir des dreadlocks, précise-t-elle. Et tous ceux qui les portent n’ont pas forcément de lien avec le mouvement rastafari. «C’est pourquoi il est problématique que dans le débat actuel sur l’appropriation culturelle, une seule caractéristique soit attribuée de manière stéréotypée à un certain groupe de personnes». Selon elle, la généralisation «culture 'noire' égale dreadlocks» est erronée. «La cancel culture ne rend pas compte de la complexité de la culture. Elle conduit à une délimitation extrême et à une ré-essentialisation de la culture et ne laisse plus de place à la discussion importante sur le racisme et la discrimination», explique l’ethnologue.
Elle crée une compréhension statique et homogène de la culture qui est obsolète depuis longtemps. «La culture vit de l’échange, de l’interdépendance transculturelle et de la solidarité et de l’estime», poursuit la spécialiste. Même la musique du chanteur de reggae Bob Marley (1945-1981), qui a popularisé ces valeurs dans le monde entier en tant que défenseur de la philosophie rastafari, serait née d’un échange avec des artistes du monde entier.
Pilote de Swiss avec des dreads
Retour chez Marc Mächler, dans le salon. Les cheveux de la jeune femme sont désormais en grande partie emmêlés. Sa clientèle est devenue beaucoup plus diversifiée. «Avant, c’était surtout des jeunes de la scène Goa et Reggae qui voulaient des dreadlocks, explique le biologiste. Aujourd’hui, ce sont des infirmières, des enseignants ou des informaticiens de gestion qui viennent me voir. Une fois, j’ai même pu faire des dreadlocks à une pilote de Swiss.»
Selon lui, la signification de cette coiffure varie d’une personne à l’autre. «Beaucoup trouvent les dreadlocks simplement belles. Certaines se sont inspirées de quelqu’un, et pour d’autres, les dreadlocks ont une connotation religieuse», explique-t-il. La semaine dernière, il a reçu une musicienne portant des dreadlocks qui était déstabilisée par le débat actuel. Marc Mächler lui a dit qu’il était normal de porter des dreadlocks quand on est blanc. Les cheveux emmêlés ne sont pas la propriété intellectuelle de quelqu’un, selon lui.