«Vous ne pouvez pas savoir à quel point 'Emily in Paris' a changé la vie de tout le monde. Celle de cette boulangerie, de ce restaurant, et bien sûr, la mienne.» Lorsqu’il parle de la désormais célèbre série de Netflix, Fabien Buonavia a de l’excitation dans la voix.
Ce guide touristique de formation a eu l’idée fructueuse, il y a un an et demi, quelques mois après la diffusion de la première saison des aventures super-girly et super-clichés d'une jeune Américaine dans la capitale française, de mettre en place une visite guidée sur les traces de l’héroïne.
Depuis, il emmène les touristes par grappe de dix devant la fameuse Boulangerie Moderne, dans laquelle Emily aime prendre ses croissants, mais aussi la place de la Contrescarpe, à Saint-Germain-des-Prés («mon quartier préféré») et jusqu’au Palais-Royal.
«L’idée m’est venue dès que j’ai vu que Netflix allait lancer la série, explique Fabien Buonavia. J’ai vu que c’était produit par Darren Star.» Ce grand fan de «Sex and the City», également créée par le showrunner américain, a sauté sur l’occasion.
En suivant les acteurs sur les réseaux sociaux, il a repéré les lieux de tournage et s’y est rendu. De là, il a élaboré son tour, désormais réservable sur Airbnb. Et cela fonctionne bien: le guide en a organisé une grosse centaine cette année, soit environ un millier de touristes.
À Bucarest pour suivre «Mercredi»
«Emily in Paris» est loin d’être la seule série à avoir un tel effet. L’agence de voyage Expedia a commandé un sondage sur le sujet, dont les résultats sont éloquents: près de deux tiers des personnes interrogées (61%) disent avoir envisagé de voyager vers une destination précise après avoir vu un film ou une série sur une plateforme de streaming.
«Mercredi», la série de Tim Burton adaptée de «La famille Addams», a été tournée à Bucarest? Expedia comptabilise dans la foulée de sa sortie sur Netflix une augmentation de 55% des réservations dans la capitale roumaine. Idem avec «The Crown», dont chaque nouvelle saison booste les réservations outre-Manche.
L’ampleur du phénomène est telle que Giulia Contu et Sara Pau, deux chercheuses de l’université de Cagliari, en Italie, ont publié en mars dernier un article scientifique sur l’effet de «Game of Thrones» sur le tourisme en Espagne, à Malte et en Croatie. Ces trois pays ont en effet accueilli le tournage de la série culte.
Résultat: les recherches Google connaissent un pic au moment de la diffusion de chacune des nouvelles saisons de la série. Surtout, en croisant différentes données (du PIB des pays concernés aux chiffres officiels des offices du tourisme), les deux chercheuses estiment que les arrivées de touristes sur les lieux de tournage dans ces trois pays ont augmenté de 16% trois ans après la diffusion de chaque saison.
Offices du tourisme et hôtels tirent profit des séries
Pour beaucoup d’acteurs du tourisme, c’est une bénédiction. Le site officiel de l’office du tourisme irlandais a bien compris l’intérêt qu’il y avait à proposer des voyages sur le thème de «Game of Thrones».
Au programme: le comté de Down, qui a abrité bien des décors du royaume de Winterfell, le comté d’Antrim, où ont été tournées les scènes à Penthos et dans le Val d’Arryn, ou les plages utilisées pour imaginer Peyredragon.
Après la diffusion, en 2021, de la première saison de «The White Lotus», une série produite par HBO qui se déroule entièrement dans un hôtel de luxe, le Four Seasons de Maui, à Hawaï, a été pris d’assaut. Une aubaine après la crise sanitaire, devenue économique pour le secteur.
La diffusion de la deuxième saison, tournée cette fois-ci à Taormina, en Sicile, s’est achevée ce lundi. Et sur place, on s’attend à en profiter. «L’équipe de Mike White (ndlr: le showrunner de 'The White Lotus') a montré tous les endroits les plus beaux de Taormina. Pour notre ville, c’est une publicité incroyable dans le monde entier», explique la propriétaire d’un restaurant au «Guardian».
Le San Domenico Palace, l’hôtel dans lequel se déroule la majorité de l’action, est quant à lui complet jusqu’en avril 2023… malgré ses prix exorbitants.
Une clientèle du bout du monde
La force de frappe de ces séries est telle qu’elle attire une clientèle venue du bout du monde. L’«Emily in Paris tour» de Fabien Buonava est dispensé en anglais, devant à vue de nez «70% d’Américains, mais aussi des Anglais, des Australiens, des Thaïlandais et des Coréens». Bien sûr, «il y a les fans de la série. Mais aussi les conjoints et les familles, qui subissent», plaisante le guide. C’est d’ailleurs l’occasion pour lui d’aller au-delà des clichés et des façades haussmanniennes aperçues sur Netflix pour s’adresser à tout le monde.
«Ce que je cherche à faire, c’est raconter l’histoire des bâtiments, les anecdotes et la culture française. Les gens ne sont pas là pour revoir exactement ce qu’ils ont déjà vu à l’écran.» Certains sont d’ailleurs surpris de voir que les restaurants ne sont pas ouverts à 11h du matin…
Le problème du tourisme de masse
Reste que, parfois, certains pays ne sont pas prêts à voir déferler le tourisme de masse engendré par une série. En 2010, l’année précédant la sortie de «Game of Thrones», la Croatie avait accueilli environ neuf millions de touristes. En 2018, c’était plus de 18 millions. Au point qu’à Dubrovnik, qui sert de décor à la capitale fictive de Port-Royal, la municipalité avait pris des mesures avant le Covid-19 pour limiter le nombre de visiteurs et préserver le patrimoine.
L’Unesco avait averti la «perle de l’Adriatique» dès 2016: si elle autorisait plus de 8000 visiteurs par jour, elle allait perdre son inscription au patrimoine mondial.
Fabien Buonava, lui, n’a pas ce problème avec ses petits groupes. Il sait aussi que le printemps sera bon: alors que la troisième saison d’«Emily in Paris» arrive sur Netflix le 21 décembre, sa visite guidée enregistre déjà des réservations quatre ou cinq mois à l'avance.
«J’avais senti l’effet de la sortie de la saison 2, pour la 3, c'est pareil.» Pourrait-il imaginer d’autres itinéraires suivant d’autres séries? «On m’a déjà demandé si je ne voulais pas faire un tour sur les traces de 'Lupin' mais ça m’intéresse moins. L’action se passe surtout aux puces de Saint-Ouen». Situées dans la banlieue nord de Paris, c'est un endroit beaucoup plus populaire que les quartiers d’Emily. «Ce serait plus compliqué à faire.» Et sûrement moins apprécié par des Américains en quête de patrimoine, certes, mais aussi de glamour.