Des robes taille empire toutes plus somptueuses les unes que les autres, des salles de bal aux proportions délirantes, une tripotée de jeunes gens magnifiques qui tombent amoureux et mettent plusieurs épisodes à se l’avouer: sur le papier, «La Chronique des Bridgerton» est le parfait exemple de la série facile à regarder et à même de plaire au plus grand nombre. Le programme, de retour sur Netflix depuis vendredi 25 mars pour une deuxième saison, avait d’ailleurs battu des records d’audience sur la plateforme à la sortie de la première -avant que «Squid Game» ne vienne lui passer devant. Il faut dire qu’on retrouve à la production Shonda Rhimes, papesse de la série rompue à l’exercice et aux succès, de «Grey’s Anatomy» à «Scandal» en passant, plus récemment, par «Inventing Anna».
Dans la première saison, les Bridgerton, nobles anglais vivant au début du XIXe siècle pendant la Régence, tentaient de marier leur fille aînée, Daphné, qui finissait par s’éprendre du duc de Hastings. Dans la deuxième, c’est cette fois au tour de son frère, Anthony, de chercher une épouse. Le tout sous le regard de la reine Charlotte et de sa cour, mais aussi de la mystérieuse Lady Whistledown, sorte de Gossip girl des temps jadis qui relate tous les potins dans une gazette. On aurait tort, pourtant, de ne regarder cette série que sous le prisme du divertissement. Il s’agit bel et bien d’un «soap» dans la plus pure tradition du terme, mais celui-ci possède une portée très politique qui explique en partie son succès.
À lire aussi
Un regard moderne sur la sexualité féminine
D’abord parce que si le mariage est bien le nœud central de toutes les intrigues, cela n’empêche pas «Bridgerton» de proposer un regard résolument moderne sur la question. Dans la première saison, Daphné consacre beaucoup d’énergie à la recherche d’un prétendant acceptable mais, chose surprenante pour une série romantique, elle l’épouse dès le cinquième épisode. Tout l’enjeu est alors de montrer ce qui se passe après, dans l’intimité du couple. De façon très crue, «Bridgerton» pointe l’absence totale d’éducation sexuelle des jeunes filles, ce qui est bien sûr valable au XIXe siècle… mais également de nos jours.
Une scène dans laquelle Daphné apprend à se masturber pourrait résumer toute l’ambition de Shonda Rhimes avec cette série: attraper le spectateur par le collet avec ce qui a toujours fonctionné (le sexe) pour lui proposer quelque chose qu’il n’a jamais vu, ou trop rarement, et le faire réfléchir (en l’occurrence, au plaisir féminin solitaire) sans même qu’il s’en rende compte. «Ce que j’ai aimé, c’est la capacité à explorer les choses d’un point de vue féminin», racontait la productrice à «Vanity Fair» après la sortie de la saison 1.
Par ailleurs, le mariage est loin d’être plébiscité par tous les personnages féminins de «Bridgerton». L’une des femmes les plus respectées et influentes de la cour, Lady Danbury, n’a ni mari ni enfant. La sœur de Daphné, Héloïse, préfère lire ou enquêter sur la véritable identité de Lady Whistledown plutôt que de réfléchir à son futur époux. Dans la deuxième saison, la jeune fille a grandi mais pas changé d’avis, refuse toujours de se faire passer la bague au doigt et s’éveille même au féminisme au contact de militants communistes.
De la diversité au casting
En réalité, il n’y a même pas besoin de disséquer l’intrigue et les personnages de «Bridgerton» pour en saisir la dimension politique. Il suffit de regarder le casting. Shonda Rhimes a fait le choix de confier de nombreux rôles à des comédiens et comédiennes noirs ou asiatiques. C’est le cas de René-Jean Page, acteur britannico-zimbabwéen devenu si populaire après avoir été le duc de Hastings dans la série qu’il est désormais envisagé pour reprendre le costume de James Bond. Mais aussi de Simone Ashley, actrice britannique d’origine indienne, déjà aperçue dans «Sex Education», qui interprète la principale figure féminine de la deuxième saison. Même le rôle de la facétieuse reine Charlotte a été confié à Golda Rosheuvel, d’origine guyanaise.
Les historiens s’écharpent toujours aujourd’hui pour savoir si la véritable reine était métisse ou non. En revanche, ils sont souvent d’accord sur une chose: le théâtre, puis le cinéma, ont largement oblitéré la diversité de la société lorsqu’ils se sont plongés dans le passé. Shonda Rhimes, elle, assume de lui redonner toutes ses couleurs, sans en faire le sujet de sa série pour autant. «L’idée qu’on ne crée pas des mondes qui ressemblent à celui dans lequel nous vivons, qu’au contraire nous créons des sociétés factices où tout le monde se ressemble, cela me paraît hypocrite, expliquait la productrice lors d’une conférence de presse pour promouvoir la deuxième saison de «Bridgerton». Pire, c’est une invisibilisation. Nous ne sommes pas intéressés par l’invisibilisation de qui que ce soit dans nos histoires. C’est important pour ‘Bridgerton’. Mais c’est important pour toutes les histoires qui sont racontées.»
Interview de Shonda Rhimes et Betsy Beers par Vanity Fair