Qui n’a jamais rêvé de faire une vraie coupure, franche et nette, entre sa vie privée et son travail, afin que l’un ne vienne pas parasiter l’autre? Voici le point de départ de «Severance», dernière petite pépite mise en ligne sur la plateforme Apple TV+. Produite et en grande partie réalisée par Ben Stiller, cette série dystopique imagine une multinationale, Lumon Industries, ayant mis au point une puce révolutionnaire. Insérée dans le cerveau, celle-ci permet en effet d’opérer une «dissociation» («severance» en anglais), c’est-à-dire séparer complètement les souvenirs personnels et les souvenirs professionnels des employés. Dans les bureaux, les salariés sont donc la version «inner» d’eux-mêmes, qui ne connaît rien de leur vie privée. Dès qu’ils sortent de l’ascenseur pour rejoindre le reste du monde, les voilà redevenus des «exter», avec leur famille, leurs voisins énervants… et absolument aucune idée de ce qu’ils peuvent bien faire chez Lumon.
Mark Scout est l’un de ceux qui ont fait le choix de la «dissociation». Ébranlé par un deuil, c’était la seule solution pour qu’il puisse de nouveau exercer une activité professionnelle en pleine dépression. Avec ses collègues Irving et Dylan, il accueille au début de la série une nouvelle recrue, Helly. Rapidement, celle-ci réalise qu’elle n’a aucune envie de passer huit heures par jour dans des bureaux aseptisés à accomplir des tâches absurdes que personne ne comprend. C’est là que la machine se grippe et que, peu à peu, les quatre compères se découvrent un penchant pour la rébellion. Ils explorent alors les arcanes de Lumon pour tenter de découvrir ce qui se cache vraiment derrière cette multinationale.
Nos autres critiques de série
Une réussite visuelle et scénaristique
«Severance» séduit d’abord visuellement. Il y a ce générique extraordinaire, tout en images de synthèse, dans lequel les deux Mark, «inner» et «exter», perdent pied. Il y a aussi cette première scène filmée en plongée totale, dans laquelle Helly se réveille sur une table. La série fait appel à l’imaginaire des années 1980 et des débuts d’Internet, avec des ordinateurs cubiques et des écrans pixellisés, mais aussi à celui des films de Jacques Tati qui, déjà, se moquait de la standardisation de l’immobilier moderne. Dans des open space impeccables et des couloirs labyrinthiques d’un blanc immaculé, les employés de Lumon se déplacent sans jamais croiser une fenêtre, tels des petits rats de laboratoire.
Mais c’est bien sûr l’histoire elle-même qui captive. Si «Severance» met bien trois épisodes à se mettre en place, s’accrocher vaut largement le coup. À partir du quatrième, l’intrigue s’emballe et tient en haleine jusqu’au percutant final. À première vue pourtant, la fiction semble avoir épuisé le filon de la puce dans le cerveau qui modifie la mémoire. Mais il y a cette fois un élément passionnant: ce n’est pas Lumon qui décide de lobotomiser ses salariés, mais bien eux-mêmes qui font ce choix, parfaitement consciemment. Et si leur productivité inaltérée est réjouissante pour leur employeur, elle semble aussi leur convenir. Preuve en est lorsque Helly fait part de ses envies de démission, et que c’est son «exter» qui la lui refuse.
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Entre thriller, comédie absurde et mélancolie
Au-delà d’une critique acerbe du monde du travail – à ce titre il est quand même réjouissant de voir qu’une série sur une multinationale vouant un culte à son fondateur est diffusée sur la plateforme d’Apple… – ce sont bien nos choix individuels et notre rapport à la liberté que la série vient questionner. Pourquoi décide-t-on de s’abrutir au boulot? Est-ce parce que la vie, la vraie, est ailleurs? Ou, au contraire, parce que même l’emploi le plus ennuyeux n’est rien par rapport à la dureté de l’existence? À la croisée des chemins entre «Black Mirror» et «The Office», «Severance» navigue entre le thriller, la comédie absurde et la mélancolie sans jamais cesser de captiver.
Si cela fonctionne aussi bien, c’est parce que la réflexion métaphysique de «Severance» n’étouffe jamais ses personnages. Mark, qui a tout du collègue sympa chez Lumon, devient une allégorie du désespoir une fois chez lui. Irving, stéréotype de l’insupportable premier de la classe en entreprise, se retrouve au cœur d’une jolie intrigue sentimentale. Cette finesse d’écriture, appuyée par un casting cinq étoiles – on retrouve Adam Scott, John Turturro mais aussi Patricia Arquette dans le rôle de la patronne angoissante – font jaillir des locaux froids de chez Lumon une réelle émotion. Voici sûrement l’une des meilleures séries proposées par Apple TV+, dont on attend désormais la deuxième saison avec impatience.