La décennie 2020 est à peine entamée qu’elle compte déjà un record en matière de séries. Celui, pour «Euphoria», de la popularité sur les réseaux sociaux. Les huit épisodes de la deuxième saison, disponibles sur HBO max et RTS Play, ont généré plus de commentaires sur Twitter qu’aucun autre programme. Des observations, des partages d’images particulièrement marquantes, une bonne dose de blagues, des prédictions sur les rebondissements à venir mais, aussi, parfois, une pointe d’agacement. Comment une série qui raconte l’histoire d’une bande d’adolescents américains fréquentant le même lycée peut-elle s’éloigner à ce point du quotidien des «vrais» lycéens?
Avec ses nombreuses scènes de sexe et de prises de drogue, ses personnages habillés et maquillés comme pour un défilé de mode alors qu’ils sont censés se rendre en cours de maths et, justement, une absence totale de présence en classe pendant deux saisons entières, «Euphoria» a été accusée de ne refléter en rien la réalité. Pire, ses détracteurs y ont vu une glorification des substances illicites – le personnage principal, Rue, est une toxicomane récidiviste –, une esthétisation de la violence et le début de la décadence d’une génération entière qui, sous l’influence de la série, allait sûrement préférer les soirées alcoolisées aux révisions.
Derrière les excès, une autre forme d’authenticité
C’est le moment de préciser que ma propre adolescence n’a jamais ressemblé à celle décrite dans «Euphoria». Ma jeunesse, par rapport à celle de Rue, Cassie, Maddy, Jules ou Kat, les figures féminines de la série, s’apparente à un long séjour au couvent. Pour me rendre au lycée avec la même allure sophistiquée que la plupart d’entre elles, il aurait fallu que je me lève à 5 heures du matin et que je passe mes week-ends à m’entraîner à la pose d’eye-liner. Si j’avais porté les mêmes robes, je n’aurais jamais réussi à franchir la grille de mon établissement – je n’aurais d’ailleurs même probablement jamais dépassé la porte de ma cuisine, ma mère m’aurait renvoyée me changer bien avant. Et même en ayant désormais dépassé l’âge canonique de 30 ans, ma consommation de drogue et d’alcool ne représente pas le quart du huitième de ce qui apparaît dans la série. Pourtant, celle-ci m’a semblé terriblement réaliste.
C’est que l’authenticité est ailleurs. Il y a, derrière les excès évidents d’«Euphoria», une autre manière d’atteindre la vérité. Comme en témoigne son identité visuelle très forte, faite en première saison de filtres rouges ou violets, en deuxième saison de l’utilisation de pellicules plutôt que du numérique pour donner du grain et de la profondeur à l’image, le réalisme formel n’intéressant pas le créateur de la série, Sam Levinson. Lui s’attache plutôt au tourbillon des émotions adolescentes. Et ces dernières sont, elles, incroyablement vraies.
Se souvenir du tumulte de l’adolescence
Qui n’a jamais, comme Cassie, cru mourir de ne pas recevoir de réponse au message de l’être aimé pendant des heures? Qui n’a pas senti son estomac se tordre à l’idée de perdre à tout jamais une amie ou une amante, comme Rue avec Jules, avant de se rendre compte que, finalement, rien ne sera plus jamais comme avant? Qui n’a jamais rêvé, comme le fait à la fin de la deuxième saison Lexi, jeune fille réservée et personnage souvent secondaire au début, de mettre en scène sa propre vie en s’accordant le premier rôle? Tous les personnages d’«Euphoria», chacun à leur manière, illustrent le plus gros apprentissage de l’adolescence: la difficulté à être au monde.
Alors certes, Sam Levinson aurait sûrement pu traduire tout ce tumulte avec moins de sexe et de drogue. Après tout, ni moi ni mes amies n’envoyions de selfies nues à 17 ans. En même temps, cette année-là, le téléphone le plus vendu au monde était le Nokia 2600 Classic, qui aurait sa place aujourd’hui dans un musée. Et vu la popularité, déjà, du «sexto», les «nudes» ne demandaient que la technologie suffisante pour faire leur apparition. «Je suis désolée, je sais que votre génération offrait des fleurs et attendait la permission des parents, déclare Rue dans le tout premier épisode d’«Euphoria». Mais on est en 2019. Et à moins que vous soyez Amish, les photos à poil sont la nouvelle devise de l’amour. Donc arrêtez de nous blâmer.» Voilà qui était alors lancé, un peu comme un avertissement, au téléspectateur trop prompt à juger.
Une déclaration d’amour à l’âge faussement ingrat
Bien sûr, Rue, Jules, Cassie et les autres apprendront ensuite, avec l’âge, comme l’ont fait les téléspectateurs majeurs avant elles, qu’on ne meurt jamais de douleur ni d’amour ailleurs que dans les romans. Que l’existence est souvent bien trop morne pour faire une bonne pièce de théâtre. Mais avant cela, on y a cru un peu, en voyant son reflet dans une vitre pluvieuse pendant qu’on écoutait une musique déprimante – inutile de nier, tout le monde l’a fait au moins une fois. «Euphoria» est une déclaration d’amour à cet âge faussement qualifié d’ingrat, qui est en réalité celui où le cynisme et la résignation n’ont pas encore tout bouffé.
Oui, les portes claquent peut-être un peu trop, les larmes sont des torrents, les cris des hurlements et les disputes prennent des proportions délirantes. Mais la série a l’immense mérite de rappeler à celles et ceux qui l’auraient oublié en vieillissant qu’à 17 ans, chaque déconvenue ressemble à la fin du monde.