Nous sommes en France, en 1986. Tout le monde porte des blousons aux couleurs flashy douteuses et roule en Renault R6 avec Daniel Balavoine à fond dans l’autoradio. Certains, ce soir du 5 décembre, ont la chance d’assister à un concert de Nina Simone dans l’une de ces vieilles caves de jazz dont regorge le quartier latin, à Paris. Il y a parmi eux Malik Oussekine, étudiant d’origine algérienne, aussi remué par la musique qu’indifférent à la politique, et qui n’a donc pas grand-chose à faire des manifestations que d’autres jeunes mènent contre une loi de réforme de l’université. En sortant du club de jazz, la politique le rattrape. Pris en chasse au hasard par des «voltigeurs», une unité de police à moto, il est poursuivi jusque dans un hall d’immeuble et frappé à mort.
Voilà l’événement, bien réel, que raconte «Oussekine», série en quatre épisodes disponible sur Disney+. Ne pas le connaître n’est pas un problème, au contraire. La fiction est justement là pour montrer qu’il ne s’agit pas d’un fait divers, mais bien d’un «chapitre hyper important de l’histoire de France», souligne Cédric Ido, l’un des co-scénaristes. Parce qu’il y a, dans cette affaire, beaucoup d’éléments qui viennent éclairer des débats de société très actuels, des violences policières au traitement réservé aux immigrés. «Je pense qu’on touche au rôle social de la série, abonde Julien Lilti, également co-scénariste. Il s’agit de construire des récits qui viennent compléter notre vision du réel.»
Un important travail de recherches historiques
Ce récit-là est donc celui d’une exaction policière mais, surtout, de l’après. Comment, immédiatement, les autorités ont tenté de couvrir la bavure, maquillant l’heure exacte de la mort, cherchant à faire de Malik Oussekine un terroriste et de sa famille une mafia. Comment les frères, les sœurs et la mère du jeune homme ont essayé de surmonter le chagrin, dans le repli sur la douleur ou le combat pour la justice. La justice ne sera jamais vraiment rendue et cette affaire enverra un message aussi violent que durable: la France, marquée par son passé colonial, a bien du mal à traiter ses habitants d’origine étrangère autrement que comme des citoyens de seconde zone.
Pour coller au plus près de la réalité, le créateur de la série, Antoine Chrevrollier, et ses scénaristes, ont «travaillé de manière intensive et monomaniaque», se souvient Julien Lilti. Des liens étroits ont été tissés avec les frères et sœurs de Malik Oussekine, toujours vivants, qui ont adoubé le projet et ouvert leurs archives personnelles. Mais ce n’est pas tout. «On a fait une recherche documentaire exhaustive, notamment dans les archives de l’instruction. On a entendu beaucoup de témoins directs de l’affaire, des politiques de l’époque, l’avocat de la famille Georges Kiejman et Paul Bayzelon, le seul témoin oculaire de la mort de Malik.»
Excellents comédiens
Mais «Oussekine» n’est pas un documentaire pour autant. Antoine Chevrollier connaît ses classiques, oscille volontiers entre thriller et drame et ménage même des cliffhangers hollywoodiens. Sa série n’est pas seulement documentée, elle est d’abord et avant tout profondément dramatique. «Notre travail, c’était de raconter tout ça d’un point de vue émotionnel, défend Cédric Ido. Sortir du concept de violences policières pour réhumaniser l’affaire.» Dans une scène très réussie, alors qu’une marche blanche est organisée pour célébrer la mémoire de Malik Oussekine, sa famille avance lentement en tête de cortège lorsque des cris de joie se font entendre. Partout au sein de la manifestation, des jeunes se félicitent de leur victoire: le gouvernement a abandonné sa loi controversée sur l’université. Sa mère se prend alors en pleine figure la triste réalité. Son fils adoré n’est qu’un symbole, son deuil lui sera enlevé.
C’est dans ces allers-retours incessants entre le politique et l’intime, le collectif et une famille, que se niche toute la puissance de la série. Celle-ci ne serait d’ailleurs pas aussi réussie sans une flopée d’excellents comédiens, au premier rang desquels figure Hiam Abbass (l’intraitable Marcia Roy de «Succession») en mère digne et consolable. L’actrice palestinienne, qui a travaillé son arabe algérien pour les besoins du rôle, est toujours là pour rattraper la fiction lorsque celle-ci, en de brefs instants, semble perdre de vue sa dimension tragique pour devenir un peu trop didactique.
«Raconter les pages moins glorieuses de l’Histoire»
Reste, à la fin du visionnage des quatre épisodes, une question. Comment se fait-il qu’une histoire aussi riche que celle de Malik Oussekine n’ait jamais été jusqu’ici adaptée ni pour le grand ni pour le petit écran? Julien Lilti ose une réponse: «Je pense que cela tient beaucoup à une forme de frilosité. En France, on a la culture du programme consensuel. Sur ces sujets qui abordent la question de la place de l’immigration dans notre histoire collective, celle des violences policières et des manipulations politiciennes, il y a une volonté de mettre les choses sous le tapis.»
C’est que, explique-t-il, «raconter les pages les moins glorieuses de notre Histoire reviendrait à mettre en péril le ciment de la société. Nous, on pense exactement l’inverse. Les scléroses et les non-dits finissent par rendre impossible l’existence d’une communauté nationale.» C’est bien parce qu’elle s’infiltre dans cette brèche et tend un miroir à la société actuelle, sans jamais perdre de vue ses enjeux de pure fiction tels que la mise en scène, l’interprétation et la dramaturgie, qu’«Oussekine» est une série indispensable.