En 2007, Elisabeth Moss a 25 ans. Son visage est déjà connu des aficionados de la série «À la Maison-Blanche», dans laquelle elle joue la fille du président des États-Unis, et il s’apprête à marquer définitivement le petit écran. Avec ses robes vintage et sa coupe de cheveux aléatoire, son personnage de Peggy Olson, jeune publicitaire trop douée et ambitieuse pour l’Amérique des années 1960 dans «Mad Men», propulse l’actrice sur le devant de la scène.
Elle ne le sait pas encore, les amateurs de séries non plus, mais la comédienne fera bientôt partie du cercle restreint de celles qui peuvent endosser maintes fois des rôles similaires sans que cela ne les enferme ni n’appauvrisse leur jeu. Avec «Top of the Lake», la série de Jane Campion, puis l’effroyable dystopie produite par HBO «The Handmaid’s Tale», Elisabeth Moss s’impose en effet comme la spécialiste des personnages féminins maltraités qui s’élèvent contre leur condition et la violence du monde à l’égard de leur genre. Un sillon qu’elle creuse encore avec la très réussie «Shining Girls», diffusée en ce moment sur Apple TV+.
Une série déroutante mais solidement construite
Elisabeth Moss y incarne cette fois-ci Kirby Mazrachi, documentaliste au «Chicago Sun Times». Nous sommes à l’aube des années 1990, les ordinateurs sont d’énormes cubes qui ne se connectent pas à Internet et chercher de vieux articles de presse est un métier qui n’a pas encore disparu. En réalité, d’ailleurs, Kirby aurait voulu être journaliste. Six ans plus tôt, un inconnu en a voulu autrement. Violemment agressée alors qu’elle promenait son chien, laissée pour morte, la jeune femme doit depuis lors affronter un profond traumatisme et des problèmes de mémoire. Elle ne sait parfois plus si elle vit avec sa mère ou son mari, dans l’appartement 2B ou 3B, si elle occupe le bureau de droite ou celui de gauche au département des archives du journal.
La réalité semble perpétuellement s’effriter autour d’elle. Jusqu’au jour où son collègue Dan Velazquez, ancienne gloire du journalisme d’investigation désormais un peu trop porté sur la bouteille pour conserver son aura, enquête sur le meurtre d’une jeune femme, dont l’auteur pourrait bien être l’agresseur de Kirby.
Oubliez tout ce que vous avez déjà vu en matière de traque de serial-killer. Celle-ci a beau puiser son inspiration formelle dans les films d’Alan J. Pakula (on pense beaucoup à «Klute» et aux «Hommes du président») ou, plus récemment, les polars de David Fincher, elle ne ressemble à aucune autre. C’est que, très rapidement, le fantastique pointe le bout de son nez. Kirby et Dan mènent une minutieuse enquête qui les conduit à des conclusions peu rationnelles, dont on ne révèlera rien ici pour ne pas déflorer la belle bizarrerie de la série, si ce n’est que chacun devra reconsidérer son rapport au temps. Déroutante, «Shining Girls» se révèle néanmoins solidement construite, ce qui l’empêche de devenir confuse.
Rien que pour les yeux d’Elisabeth Moss
Surtout, elle fait confiance à l’intensité de son actrice principale. Elisabeth Moss est une nouvelle fois extraordinaire, toujours sur le fil entre la résilience et la combativité. Sa performance tient à de subtiles variations: un seul voile dans ses yeux bleus suffit à faire basculer sa Kirby de l’une de ses vies à une autre. Et il est à la fois surprenant et réjouissant de constater que la comédienne a encore tant à offrir dans des rôles de femmes malmenées en lutte contre le patriarcat.
Face à elle, Jamie Bell, ravissant Billy Elliot il y a plus de vingt ans, se mue en assassin aux contours flous, omniprésence mutique et inquiétante. On pourrait objecter que ce tueur manque d’épaisseur et de motivation. Mais la série assume pleinement de n’entretenir aucune fascination pour l’allégorie d’une masculinité problématique, qui «pense que le monde lui doit quelque chose et qu’elle peut prendre ce qu’elle veut à n’importe qui», comme le lance Kirby.
L’émotion viendra donc d’ailleurs: de ces femmes qui lui résistent et reprennent toute leur place, de la relation passionnante que noue Kirby avec Dan (joué par Wagner Moura, le Pablo Escobar de la série «Narcos»). La série esquisse alors quelques éclaircies au milieu de son ambiance très glauque, montrant que, plus encore que le mal absolu, l’attachement sincère, l’admiration et le mérite traversent le temps.