Cher Gottlieb,
Vous m’excuserez cette familiarité, mais votre création, la Migros, fait tellement partie de mon environnement depuis ma naissance, qu’elle est une véritable institution helvétique. Comment ne pas avoir de l’affection pour vous, qui, voici 99 ans, avez eu la géniale vision de venir en aide à vos contemporains, en particulier les plus démunis, en leur offrant des produits de première nécessité au prix du marché de gros.
Pour cela, il fallait éliminer les intermédiaires qui n’apportaient aucune plus-value, et renchérissaient les prix. Ainsi, vous avez rapproché les producteurs des consommateurs, en aidant les uns et les autres.
Un siècle s’est bientôt écoulé depuis que les premiers camions Migros se sont mis à sillonner la Suisse en 1925. Votre créature a depuis lors nourri ses propres ambitions, et vos successeurs semblent désormais bien éloignés de vos louables intentions.
Le 16 janvier dernier, la Migros annonçait ainsi près de 32 milliards de chiffre d’affaires. À l’heure où les épiceries de Caritas ne désemplissent pas, signe d’une paupérisation croissante; alors que nos éleveurs et agriculteurs dénoncent les marges de la grande distribution, je m’en suis offusqué.
Oh, bien modestement. Immédiatement, les services de communication du «Géant Orange» se sont mis en branle, fustigeant mon incurie, voire mon inculture. Il ne fallait pas confondre chiffre d’affaires et bénéfice, me rappelait-on, par médias interposés, même si de toute évidence le premier croissait par la contribution de nos portemonnaies. Il fallait attendre le mois de mars, nous disait-on, pour connaître la réalité des résultats.
Alors qu’en bons Helvètes, nous attendions patiemment cette échéance, voici que la nouvelle est tombée: Migros va se concentrer sur son (juteux) «corps-métier» qu’est l’alimentation, en y ajoutant les activités lucratives que sont la banque et la santé. Le reste, SportX, Mélectronics, Hotelplan, notamment, il faudra s’en débarrasser.
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Vous étiez porteur de valeurs; ce ne sont désormais que les chiffres qui comptent. Les lettres, quant à elles, ce sont celles de licenciement pour 1500 employés, qui seront à présent la seule version qui subsistera de votre érudition.
Il est vrai que depuis une année, le Directeur général de votre empire n’a de votre vision que la dernière ligne du compte de pertes et profit. Après avoir fait ses armes en tant qu’auditeur expert-comptable chez Ernst & Young, puis officié en tant que directeur financier de deux grandes entreprises, que pouvait-on attendre d’autre de lui que de viser la rentabilité maximale?
Ce n’est même pas un reproche. Quand on a un marteau, tous les problèmes sont des clous. Juste le temps qu’il faudra pour intéresser d’autres employeurs potentiels à la recherche de «coupeurs de têtes».
Ainsi sont les nouveaux CEO de nos grandes entreprises. La consultation des coopérateurs, elle, n’est bonne que pour le folklore, lorsque l’on fait semblant de se demander si l’on va vendre de l’alcool, ailleurs qu’à Denner. Les licenciements, eux, sont une question trop sérieuse pour les consulter.
Finalement, que sont les producteurs et les consommateurs, sinon les variables d’ajustement entre lesquels la marge doit faire sa place? Vous avez voulu éliminer les intermédiaires pour baisser les prix, Migros les a remplacés par des entreprises qui lui appartiennent. Tout est ainsi revenu dans l’ordre. Ne vous retournez pas dans votre tombe, cher Gottlieb, vous êtes parti la conscience tranquille.
En attendant, nous apprenons que Lidl place des antivols sur la viande et le poisson, tant les vols à l’étalage explosent. Qu’importe finalement. Business is business! Pardon, cher Golllieb, le marché, c'est le marché!
Merci quand même!