Que faut-il pour donner du sens à une chronique qui prône, depuis un an maintenant, l'inclusion des personnes en situation de handicap? J'y ai longuement réfléchi. Et pas tout seul. C'est vrai, ça: comment ne pas devenir l'incarnation même de ce qui est dénoncés dans nos colonnes?
Vous le sentez, le mal de tête? Ici, plusieurs tablettes d’aspirine ont dû se joindre à la fête. Faut-il augmenter la portée de ce message – celui de demander plus d'égalité des chances pour 20% des Suisses? Bien sûr, il faut continuer à brailler (toujours intelligemment) cette revendication.
Encore plus de légitimité
Mais, est-ce toujours mon travail – ou est-ce devenu le vôtre, le nôtre, bref, celui de la collectivité? Après de nombreuses semaines de réflexion, il est apparu évident d'arrêter cette chronique. Mais il ne s'agit pas de cesser son écriture pour que son but retombe, tel un soufflé. Non, arrêter cette chronique, c'est lui donner encore plus de légitimité!
Une chronique qui demande l'inclusion des personnes handicapées ne peut remplir son but qu’en permettant à son auteur, aussi en situation de handicap, de s’émanciper de celle-ci. Cet auteur, dans son travail comme dans l'intimité, il doit être amené à parler d'autres choses. D'autres choses de ce qui fait de lui, paraît-il, un être différent. En substance, rien ne fait plus sens que de laisser cet auteur faire son travail de journaliste de la même façon que tous les autres.
Le «handicapé de service»
En juin 2021, Valentin Emery, anciennement rédacteur en chef adjoint de la télévision genevoise Léman bleu, me demandait si je n'avais pas peur de devenir «l'handicapé de service» des médias romands. À l'époque, j'ai nié en bloc. D'un revers de «non, je ne crois pas», un brin corporatiste. Notez le «je ne crois pas» qui laisse une porte de sortie en cas de changement d'avis. Au lancement de Blick (qui a fêté son premier anniversaire le 1er juin), dans cette fébrilité d'antan, cela m'amusait de constater que, face à la cécité ou aux troubles du spectre de l'autisme de mes invités, moi, journaliste handicapé qui doit parler de handicap, j'étais totalement dans le rôle maladroit du «valide».
Un an plus tard, j'ai changé d'avis. Aujourd'hui, je n'ai pas peur de devenir le «handicapé de service»... Que voulez-vous, je suis déjà devenu celui-ci. Ce n'est pas grave, non. Mais c'est important d'en avoir conscience et de savoir s'arrêter avant que cette réalité se sclérose. Comme une évidence. Intouchable.
Il reste tant à faire
Alors, c'est vrai, il reste tant à faire. Tant de sujets à traiter par le prisme de ce cher handicap. Il y a des notes, des tonnes de notes, qui resteront quelque temps dans le tiroir. L'omniscience des médecins face aux diagnostics, le rapport à la mode quand on a un corps difforme, les difficultés que l'on rencontre dans les transports en commun, le handiwashing, le rapport aux droits et à la justice… Bref, tant de sujets qu'il reste à approfondir, ici, dans la rédaction de Blick (ou ailleurs, d’ailleurs).
Une quantité de sujets que je me permets désormais de déverser dans les to-dos list de mes consœurs, confrères et collègues. Ils me remercient déjà. Et quand bien même, ce n'est en aucun cas le but recherché. Mais, désormais, il faut distribuer la parole. Il n’y a pas besoin d'être en situation de handicap pour aborder le handicap. Le débat n'en sera qu’enrichi. C'est précisément ce que je reprochais au philosophe et acteur Alexandre Jollien, il y a quelques mois. Malheureusement, malgré votre courroux, il sera la seule personne qui ne donnera jamais suite à ma demande d'interview. Je le regrette. Mais ma porte reste ouverte.
Surprenant aussi de constater à quel point les thématiques liées au handicap tracassent. Il y a eu les courriels menaçants (ceux des travailleurs sociaux et cadres d'institutions qui m'assurent ne rien avoir à se reprocher, avant même que je les contacte), il y a eu les insultes basses sur les réseaux («sale handicapé mental» étant ma préférée), il y a eu les fausses rumeurs (qui étaient finalement vraies), les vraies rumeurs (qui étaient finalement fausses), il y a eu, il y a eu et il y a eu encore...
Redistribuer les cartes
Mais je n'ai pas oublié les bouquets fleurs, les messages touchants, les appels à l'aide… À oser traiter du handicap de façon singulière, cette chronique est devenue une véritable interface entre les personnes concernées et celles plus néophytes. Sans aucune prétention. Vous m'avez simplement fait l'honneur d’être le spectateur de votre engouement inattendu. Et je vous en remercie. Sincèrement.
Dès demain, on redistribue les cartes. J'ai formulé à mes collègues mon envie de parler aussi du reste de la vie. D'arrêter d'être le protagoniste d'un format qui pourrait finir par m'enfermer. Bref, avec ou sans handicap, je souhaite parler de vous, de nous, d'Amber Heard, de Marc Atallah, de Sophie Hunger, ou de votre future facture d'électricité – celle qui va bientôt exploser. Mais oui, c'est vrai, faisons de l'interview fleuve, du témoignage poignant, du récit d'aventures singulières. Faisons de «l’Investigative», comme on aime dire ici.
Mais, pour savoir où I'on va, il ne faut jamais oublier d'où l'on vient (tenez, c'est gratuit, pour votre prochain statut WhatsApp). C'est pour cette raison que je continuerai à militer pour plus de place au handicap dans les médias et dans les rédactions. Et puis, évidemment, je serai toujours disponible pour répondre aux questions de mes collègues sur la thématique. Parce que, désormais vous le savez bien... on n’est jamais mieux servi que par soi-même!