Vous la connaissez, vous, la liste des recherches à ne surtout jamais faire sur Google? Dans les meilleurs apéros – généralement plus tard que plus tôt –, il se murmure les mots-clés «prolapse», «éléphantiasis», «ichtyose Harlequin», ou encore «Fournier». N’essayez pas chez vous, car ces recherches n’ont pas été effectuées par un professionnel.
Mais bon, on l’a tous déjà fait: rechercher la cause de ce bobo dans le bas du dos et se retrouver condamné par Doctissimo, pour un cancer du tibia-péroné. Juste une info: j’ai terminé de lire Doctissimo, et, à la fin, tout le monde meurt. Y compris moi, qui, à ce propos, n’ai jamais osé rechercher le terme «espérance de vie amyotrophie musculaire spinale de type 2», avant la fin de mon adolescence. Cette terminologie à rallonge se traduit dans mon quotidien par une pathologie dégénérative que, si vous lisez Blick assidûment, vous connaissez déjà un peu mieux.
Encore 12 ans à vivre?
Aujourd’hui, à 12h04, je fête mes 23 ans. Et, malgré toute l’indifférence que je peux porter à cette journée d’anniversaire, 23 ans, c’est les projets, l’indépendance, les investissements, la découverte de soi, des autres, les premiers engagements, les premières aventures, les premiers succès, les premières déceptions – celles qui pourraient avoir des conséquences. Bref, cette vingtaine un peu entamée, c’est le début de la Vie. Pourtant, si j’en crois la médecine, il me reste, à partir de ce samedi 5 mars 2022, 12 ans à vivre. Au pire. 27, au mieux.
Vous comprenez peut-être mieux pourquoi demander mon espérance de vie à un moteur de recherche était la pire des choses que je puisse faire sur Internet. À égalité avec des vidéos de dames blanches avant de dormir, où des caméras cachées d’horreur sud-américaines. Mais cette question, j’ai décidé de la poser à ce bon vieux Google car je n’ai jamais osé la poser à mon médecin. C’est vrai ça, comment on demande son espérance de vie à son médecin? «Bonjour Docteur, alors, dites-moi, c’est quand que je meurs?» Comme ça?
Faire le deuil de sa vie
Mon espérance de vie, celle que prête mon médecin aux patientes et patients «comme moi», je l’ai pourtant découverte, sans Google, un jour, sans même devoir lui poser la question. Il y a deux ans, alors hospitalisé pour une pneumonie qui a failli me coûter la vie, j’ai pris les devants. Ni une ni deux, en convalescence, j’ai voulu savoir ce que la médecine m’avait infligé, pour me garder vivant, durant ma phase de coma. Courrier recommandé au service juridique de l’hôpital cantonal, et, dix jours plus tard, dans un carton soigneusement écorné par la poste, je découvre ce que je n’ai jamais osé demander. Dans la marge d’un document qui ne m’était initialement pas destiné.
Page 115, quatrième jour d’inconscience totale, le service des soins intensifs tente de comprendre qui je suis et quelles sont mes comorbidités – c’est marrant, il a déjà quelque chose de funeste ce mot. En ligne 1501, mon médecin, neurologue, dans un lexique proche des meilleurs rapports d’autopsie, semble unanime: «Patient atteint de comorbidités lourdes (cf. dossier intranet patient). Espérance de vie estimée entre 35 et 50 ans à ce genre de personnes [sic.]» Et il ne me l’avait encore jamais confié.
«Ce genre de personnes». Ce genre de personnes qui aiment la vie et qui, indubitablement, en lisant cela, pleurent? Ce genre de personnes qui auront compris que la médecine leur donne bien moins du double d’années à vivre que ce qu’ils ont déjà traversé jusqu’ici? Oui. Exact. Ce genre de personnes qui ont toujours eu une peur incommensurable face à la positivité toxique, au «tout va bien» dans l’angoisse, au «il faut vivre au jour le jour» bateau, «qui vivra verra», à ce syndrome du «on est tous mortels, alors arrêtons de nous plaindre» dans le déni. Bref, ce genre de personnes qui ont peur de leur mort à trop aimer leur vie.
Et pourtant
Et pourtant. «Il faut aimer la vie, et l’aimer même si…», a dit Renaud, dont la sienne, de vie, semble bientôt marcher à l’ombre. Et pourtant. On croyait Jean-Pierre Pernaut immortel. Un crabe dans les poumons, squalide et ingrat, l’empêchera de raconter la pêche à pied dans le Passage du Gois. Et pourtant. En février 1875, en France, on estimait l’espérance de vie des femmes comme Jeanne Calment à 32,7 ans. Elle aura vécu 89,5 ans de plus que ce qu’estimait la médecine – et reste, aujourd’hui encore, l’être humain ayant vécu le plus longtemps, sur cette planète quelques fois aussi décadente que navrante.
Grâce à Google – bénie soit la Silicon Valley –, j’ai exploré les nuances à apporter à cette courte espérance de vie. Je découvre, en deçà du miroir proposé par le rapport d’un neurologue, des témoignages de «ce genre de personnes», «comme moi», qui ont, elles, 55, 60 ou 65 ans. Toutes et tous condamnent cette «espérance», dont les données n’ont manifestement pas été actualisées depuis près de 25 ans et dont les paramètres aggravants sont vastes et flous.
Sur ces forums de niches, où tout le monde est hypocondriaque, certains respirent de façon complexe, certes, assistés par des trachéotomies et des ventilations non invasives, le diaphragme devenu bien faible. Mais elles et ils sont là, bien vivants. Épanouis, semblerait-il, et furieusement inspirants. Devrais-je vivre les mêmes contraintes? En aurais-je la force, le courage et l’envie? La médecine évoluera-t-elle (un peu)? Rendez-vous est pris. On en rediscute dans encore une fois mon existence. Au moins.