La pression augmente sur le général, critiqué de toutes parts. Albert Rösti parle, parle et soudain lâche une phrase marquante: «Non, je ne suis pas altruiste.» Nous sommes à Uetendorf, commune qui jouxte Thoune et que les Romands connaissent surtout parce qu'elle est la première sur le tracé de la descente de l'Aar en bateau. Voilà huit ans que le Bernois n'est autre que le président de cette commune d'un peu moins de 6000 habitants.
Plus pour longtemps, si cela ne tenait qu'à lui. Car le conseiller national UDC aspire à la plus haute fonction: le Conseil fédéral. Et Albert Rösti est bien plus déterminé que ce qu'on peut bien en dire. «Je ne suis pas désintéressé. Je tire une satisfaction personnelle à servir et à faire bouger les choses», explique le quinquagénaire à Blick. La politique? Une «sorte de vocation». «Je voulais déjà devenir politicien à 18 ans», rappelle-t-il.
Pas d'ego de conseiller fédéral, vraiment?
Le 30 septembre, lorsqu'Ueli Maurer a surpris tout le monde en annonçant sa démission pour la fin de l'année, il n'a pas fallu longtemps pour que la rumeur ne se répande dans les travées du Palais fédéral: «Son successeur sera Albert». Comment peut-il en être autrement? Lui, Albert, le Bernois sympathique, reconnu par tous les partis comme un bâtisseur de ponts, un rassembleur de majorité et, en fin de compte, l'incarnation de la gentillesse.
Une telle personnalité peut-elle faire un bon conseiller fédéral? Après tout, on attribue normalement aux membres du gouvernement des facettes telles que l'ambition, la volonté de puissance, la capacité à s'imposer, voire l'ego démesuré... Albert Rösti n'est pas quelqu'un qui s'impose, fait de l'esbroufe ou fait en sorte de se faire remarquer. Surprenant, pour un membre du plus puissant parti du pays, qui verse volontiers dans l'opposition.
«J'ai suffisamment prouvé que malgré cette nature — que je considère comme une force —, je ne m'écarte pas de la ligne de l'UDC, répond le principal intéressé. Je ne compte pas non plus le faire à l'avenir.» Ses yeux d'un bleu apaisant lancent furtivement des éclairs lorsqu'il évoque l'Union européenne. Non, jamais il n'acceptera un rapprochement avec Bruxelles, et encore moins une immigration démesurée. Albert Rösti prétend aussi qu'il lui arrive de taper du poing sur la table, mais qu'il préfère le garder pour les cercles privés. Pour ne pas ternir son image?
De Kandersteg aux Etats-Unis
Le petit Albert naît en 1967 et grandit à Kandersteg, dans le fief d'un certain Adolf Ogi. Il est le petit dernier d'une famille de paysans dans une exploitation laitière. Il est le petit dernier, «le petit gâté», selon ses trois frères et soeurs, de huit à douze ans plus âgés que lui. Ce que conteste Albert Rösti: ses parents étaient certes gentils, mais savaient être sévères. Et il a aidé comme les autres à l'étable, après l'école.
Ce n'était toutefois pas une enfance de privations, comme cela a pu être le cas dans les années 70 chez certaines familles de paysans de montagne. «Nous avions toujours suffisamment de tout, explique Albert Rösti. Mais seulement parce que tout le monde travaillait dur.» Sa mère regardait toujours si elle ne trouvait pas les pâtes 20 centimes moins chères quelque part, même si elle n'en avait pas besoin.
De la ferme familiale de l'Oberland, Albert Rösti est allé jusqu'au doctorat à l'EPFZ. Il a étudié aux Etats-Unis et est aujourd'hui aussi bien politicien que lobbyiste. Loin de la vie paysanne et de toutes les valeurs qui ont marqué son enfance. Elles se résument en deux phrases-clé: 1) Chaque franc que l'on dépense, il faut d'abord le gagner. 2) On obtient quelque chose que si l'on travaille.
Des choses, Albert Rösti en a accomplies beaucoup. De professeur en agriculture dans une école de paysans de montagne à président de l'UDC, en passant par la direction de l'économie bernoise: son parcours a eu une constante - toujours vers le haut. Dans sa vie privée aussi, Albert Rösti est heureux avec son épouse Theres, son amour de jeunesse. Le couple a eu deux enfants, André (26 ans) et Sarina (22 ans).
2019, une pente glissante
Mais en 2019, son ascension a soudain connu un coup d'arrêt. Brusque. Sous sa direction, l'UDC perd les élections fédérales. Alors que le parti avait tout tenté, quitte à flirter avec la ligne rouge. C'est Albert Rösti lui-même qui a approuvé le visuel de la pomme, dans laquelle les vers représentaient tous les autres partis. Une propagande qui ressemble furieusement à une affiche de l'époque des Nazis.
Le Bernois assure aujourd'hui encore qu'il ne le savait pas. Il en assume l'entière responsabilité. Son regret? Que l'incident soit intervenu en fin de campagne. Que la discussion n'ait duré que deux semaines et non deux mois jusqu'aux élections fédérales — il aurait pu s'expliquer et amener davantage d'électeurs UDC vers l'urne.
Le parti a perdu des plumes et Albert Rösti son poste. Sinon, le surpuissant Christoph Blocher, 82 ans aujourd'hui, l'aurait destitué, à en croire toutes les voix qui comptent dans la Berne fédérale. Albert Rösti, lui, le conteste avec véhémence. «C'est comme un poste d'entraîneur de football: vous ne pouvez pas perdre et continuer. Si j'avais gagné ces élections, je serais peut-être encore président de l'UDC.»
Mais le parti a perdu 3,8 points de pourcentage et avec l'initiative dite «de limitation», qui voulait abolir la libre circulation des personnes, c'est une autre défaite qui guettait le capitaine Albert Rösti. Mieux valait quitter le navire.
Trop mou pour le Conseil fédéral?
Une autre lecture des faits existe, encore aujourd'hui. Certains prétendent qu'Albert Rösti n'aurait pas supporté la pression mise sur lui depuis Herrliberg, le fief de l'UDC zurichoise. Ceux que l'on interroge à ce sujet se souviennent d'une époque noire pour le Bernois: il n'avait pas l'air dans son assiette, avec des yeux cernés, des épaules rentrées et un tourment que l'on ne lui connaissait guère.
Peut-il assumer la pression inhérente au rôle de conseiller fédéral? Ou risque-t-il d'être brisé par le poste? Avec sa nature conciliante, certains craignent qu'il ne fasse qu'un demi-conseiller fédéral. Ce n'est pas la première fois que le président d'Uetendorf est mis face à ces craintes. «C'est vrai que je n'avais pas beaucoup dormi à l'époque, mais c'est parce que j'étais constamment en déplacement. Mais j'ai eu du plaisir à travailler et j'étais toujours motivé.»
L'homme a les épaules bien plus carrées que l'on pourrait croire. Car, si la gentillesse incarnée a été la recette de son succès, elle cache (bien) une ambition et une vraie volonté de pouvoir. Albert Rösti est très malin, il a bien compris que la Suisse aimait le compromis et les personnalités qui le promeuvent. Personne ne le fait aussi bien que lui.
«Vous pouvez tout vous permettre»
Lorsqu'il était dans le creux, en 2019, le conseiller national réélu a été d'une intelligence redoutable: il s'est battu pour entrer dans les commissions importantes de l'énergie et de la santé, se posant comme politicien bâtisseur de ponts. Une manœuvre ô combien habile.
Débarrassé définitivement de son costume de polémiste aux asticots, Albert Rösti a ainsi drastiquement augmenté ses chances d'accéder au Conseil fédéral. Et de couronner sa carrière avec non seulement la plus haute fonction, mais aussi une image toute neuve de politicien du consensus.
Le trône est à sa portée: les voix qui comptent dans tous les partis ne cachent pas qu'ils veulent Albert Rösti au Conseil fédéral, et ce même s'il devait immédiatement accéder au département de l'Énergie et faire lever l'interdiction du nucléaire, comme il l'annonçait dans une interview à Blick.
Lui qui est si aimable, fiable et accessible. «C'est intéressant, non?, interroge Albert Rösti en face de nous dans son bureau d'Uetendorf. Quand vous avez cette réputation, vous pouvez vous permettre presque tout et de la manière dont vous le voulez, parce que cela ne changera rien à votre réputation.»