«Ce sont juste des blagues potaches», tâtonnent certains, visiblement mal à l’aise. D’autres sont beaucoup moins tendres: «Des propos de gros lourd, tenus par quelqu’un chez qui cette attitude est maladive». Ce qui déchire ces huiles du Parti libéral-radical (PLR)? Les remarques récurrentes et le comportement du conseiller national Christian Lüscher, dont l’humour corrosif résonne régulièrement dans les couloirs du Palais fédéral.
Vous vous en doutez, les collègues de l’élu genevois ne sont a priori pas très loquaces, lorsqu’un média les interroge sur le comportement d’un «camarade» de parti. Mais le ton change et le stress monte quand nous les confrontons aux messages WhatsApp envoyés par Christian Lüscher dans le groupe du PLR latin, créé d’après nos informations dans le but de coordonner les voix lors des votes importants, et que nous nous sommes procurés (galerie ci-dessous). Les femmes y sont notamment réduites au statut de ménagères, voire objectifiées. Quant au journaliste et ancien conseiller national PLR Fathi Derder, il y est traité de «bougne», manifestement en référence à ses origines algériennes.
Face à la prose de Christian Lüscher sur le groupe qui réunit une vingtaine de femmes et d’hommes, élus ou collaborateurs du parti, une personne semble à deux doigts de la descente d’organes. Elle veut parler, mais nous supplie de protéger son identité: «Berne a récemment touché à la liberté de la presse, mais rassurez-moi, la protection des sources est toujours garantie?»
Oui, pour l’instant. Et c’est tant mieux: «Les écrits de Christian parlent d’eux-mêmes, lance cet informateur. Indépendamment de la période qu’on vit, on ne peut pas se moquer des femmes comme ça. Je trouve cela totalement déplacé, encore plus dans un contexte politique et professionnel. Nous ne sommes pas une bande de copains et de copines, même s’il peut y avoir des liens de grande qualité entre certaines personnes. J’ai peut-être été lâche, mais je n’ai jamais osé réagir.»
Christian Lüscher fait peur
Cette personne n’est pas la seule à n’avoir jamais remué le petit doigt. Celui qui a été candidat malheureux au conseil fédéral en 2009 impressionne et fait peur, de l’aveu même de plusieurs de ses pairs. «C’est quelqu’un d’intellectuellement brillant et à la rhétorique extrêmement rapide, glisse un proche. Essayez de vous interposer, et il vous découpera. Il adore le faire, il s’en nourrit.»
Un autre tempère: «C’est un cador genevois qui se veut chef de meute. Mais personne n’est obligé de l’accepter! Chacun peut aller le voir en cas de malaise et le lui exprimer. Je comprends que certains de ses propos aient pu blesser ou choquer — et cela me peine — mais il faut les recontextualiser: ils arrivent souvent à la suite de discussions de fin de soirée, après une dure journée de politique. Les élus, comme n’importe quel citoyen, ont aussi droit à ces moments de décompression. À mon avis, Christian ne le fait pas avec l’intention de faire du mal. C’est tout sauf méchant.»
De la gêne est toutefois palpable. «Malgré tout, il est regrettable d’avoir tenu ces propos par écrit dans un groupe qui comporte une vingtaine de personnes, enchaîne-t-il. Christian ne peut pas partir du principe que tout le monde a le même humour que lui et imposer le sien.»
Des surnoms problématiques?
«Recontextualiser» les propos incriminés… C’est une bonne idée: peut-on considérer qu’il s’agit de saine décompression quand Christian Lüscher enjoint son vice-président, Philippe Nantermod, de faire «garder les mômes par les femelles, comme chez tous les mammifères»? Et que penser de la fois où il répond à Isabelle Moret, récemment élue conseillère d’État dans le canton de Vaud, en lui demandant de «cesser d’emmerder les mecs qui bossent» et de retourner «faire la poussière»? Ou encore de celle où il s’adresse à la sénatrice fribourgeoise Johanna Gapany et à la conseillère nationale du bout du Léman Simone de Montmollin en leur demandant si elles sont au courant de la tradition «qui veut que le jour de la prestation de serment, les nouvelles élues PLR se jettent nues dans l’Aar et nagent jusqu’à la fosse aux ours»?
Pour la grande majorité des libéraux-radicaux interrogée, ces propos ne sont pas acceptables. Ce ne sont pourtant pas ces saillies qui font sauter le plus de plombages. Christian Lüscher aurait aussi affublé certains de ses collègues d’un surnom qui leur colle depuis à la peau. Le bon vivant conseiller national Laurent Wehrli a ainsi été rebaptisé «Gros-de-Vaud». Philippe Nantermod, lui, a hérité du surnom «Tournicoton». «Le pire concerne Fathi Derder, dont le père est Algérien, murmure une source. Christian l’appelait 'le bougne', pour 'le bougnoule'.»
«Ta gueule le bougne»
Nous en avons retrouvé une trace dans le groupe WhatsApp du PLR Latin. En 2019, alors que l’ex-conseiller national vaudois est invité par l’émission «Forum» de la RTS, Hugues Hiltpold, ancien conseiller national genevois, écrit: «Ta gueule le bougne». Christian Lüscher enchaîne: «Il est où le Bougn (sic) ??? Il a touché ses 150 balles et il es (sic) parti. Bizarre, j’avais un stylo en argent et il a disparu.» Des remarques qui ont fait réagir Simone de Montmollin: «Bizarre, j’ai encore le mien 😊 😉».
Fathi Derder connaissait-il son surnom? Selon nos sources, le journaliste était bel et bien au courant. «Christian le lui lançait à la cafet' devant tout le monde, assure un cadre. Il n’a aucune limite. Il est lourd à un point que vous ne pouvez pas imaginer!» Cela a-t-il occasionné des clashes? «Pas à ma connaissance… C’était perçu comme bon enfant.»
Nous avons demandé à l’ancien élu libéral-radical ce qu’il pensait du surnom que lui donnait Christian Lüscher. Nous n’en saurons pas davantage. Fathi Derder botte en touche: «Étant dans une période de lancement d’une émission à la RTS, je ne commente plus la politique.»
«C’est un groupe de potes»
Confronté à l’ensemble de ces critiques anonymes, Christian Lüscher, avocat à la ville, dément avec force le caractère professionnel prêté par certains à ce groupe WhatsApp. «Il s’agit d’un groupe de copains, que nous utilisons pour rigoler ou pour aller boire une bière à la fin de la journée. Ce n’est pas du tout le même qui est utilisé pour coordonner les votes.» Il bifurque: «Je savais que la presse vivait des temps difficiles, mais je n’imaginais pas qu’elle s’abaisserait à faire de discussions privées une affaire publique.»
Sur le fond, l’élu estime que si une personne s’est sentie heurtée, rien ne l’obligeait à rester sur la plateforme. Et qu’elle aurait pu se manifester: «Moi, si j’étais dans un groupe avec des amis et que je recevais quelque chose de potentiellement choquant, par exemple une photo d’une femme nue, je leur dirais: 'Stop les gars, vous allez trop loin pour moi. Je m’en vais'.»
Concernant les surnoms maintenant, Christian Lüscher assure qu’il s’agit d’une démarche «bienveillante» et que lui-même en porte un: «le vieillard». Il rallonge la liste des sobriquets donnés à certains membres: «Il y avait aussi 'Pinochet', 'le Gros-de-Vaud', 'Tournicoton' et 'Brutus', par exemple.»
Mais que veut dire le «bougne» dans sa bouche? «Vous aurez compris que cela vient de 'bougnoule', rétorque l'homme de loi. Cela ne colle toutefois pas du tout aux origines de Fathi Derder, qui est Haut-Valaisan et Perse. C’est un surnom affectueux, qui remonte à il y a plus de dix ans. Tout le monde l’appelait comme ça, y compris les Suisses allemands!»
Christian Lüscher finit par s’agacer. «Je veux que vous écriviez que je pense que vous inventez ces reproches pour faire de l’audience. Je le répète: personne n’a jamais été forcé à être dans ce groupe et il n’a aucune fonction professionnelle, politique ou officielle! Comme vous l’aurez très bien compris.»