Je suis nu, les yeux bandés, chaussures au pied, il neige, il doit être 22h, ou peut-être minuit. Je ne sais pas, ça doit faire vingt-quatre heures qu’on m’a pris mon téléphone portable, ma montre, mon sommeil et mon nom: je ne suis plus Amit Juillard, mais «ours rose».
Ça fait au moins aussi longtemps que je suis forcé à me nourrir de noix et de fruits secs. Je m’agrippe à la main de l’homme nu devant moi, je tire celle du gars à poil derrière moi. Je grelotte.
Une poignée de secondes plus tard, des percussions. J’ai retrouvé la vue, je danse autour d’un feu, je hurle avec quelque 70 mecs – participants et membres du staff (les «staffeurs»). Bras en l’air, sexes à l’air. Clair de lune au cœur d'une forêt de la campagne vaudoise, le 23 mars.
«Lutte contre le macho réac»
Comme moi, vous vous demandez ce que je fous là. Je vais vous expliquer. Pour vous, je vais rompre la clause de confidentialité signée par tous. Mais avant, je dois recevoir mon talisman, et l’exhiber. Un petit sac rouge, renfermant deux pierres noire et blanche, et des plantes.
Bienvenue dans «l’Aventure initiatique des Nouveaux Guerriers». Un stage secret de «masculinité sacrée» inspiré des rites de passage amérindiens, accusé de dérives sectaires en France. Objectif de ces 48 heures: permettre aux hommes de «se réapproprier leur propre vie en tant qu’hommes» et «à retrouver l’essence de leur énergie masculine».
A la baguette: The Mankind Project (MKP), une association à but non lucratif originaire des États-Unis qui rejette le qualificatif «masculiniste». Et dit promouvoir «une masculinité mature, inclusive et en lien avec les femmes, et lutte contre toutes les caricatures du masculin (le 'macho', le 'réac', …) en aidant les hommes à vivre pleinement leurs émotions, leur puissance, leur vulnérabilité (…)». Créée en 1984 en réaction à la seconde vague féministe, la tribu internationale revendique 70’000 «nouveaux guerriers» (dont 32’000 entre 2008 et 2020).
À l’arrivée, l’armée
En parlant de guerre… Dès mon arrivée vers 17h – covoiturage obligatoire et structuré, mon vendredi a soudain un parfum fétide et militaire. L’armée, j’ai déjà donné pendant six mois. Avant d’objecter.
Ça commence au sortir de l’auto: «Gardez le silence et dirigez-vous dans cette direction en laissant 30 mètres de distance entre vous.» Ça se poursuit aux abords du refuge: «Pose tes affaires, garde le silence et regarde la forêt.»
Des organisateurs me confisquent le repas «pour quatre hommes» que j’ai dû préparer comme tous les futurs «initiés». Un autre me prévient en me regardant droit dans les yeux, le visage proche du mien, que cette aventure pourrait changer ma vie, mais qu’elle pourrait aussi me mettre au défi. Il me demande de venir le voir si j’ai envie de partir en cours de route.
«Dépêche-toi, des hommes attendent»
«Toque à cette porte.» À l’intérieur, la pénombre et du personnel encadrant en nombre. Joues grimées de noir. «Enlève ta main de ma table! Regarde-moi. Quel est ton nom?!? Tu es désormais numéro 3!!!» Je m’efforce de garder mon calme et de leur sourire. Mais je les hais. Et j’angoisse. Pression, intimidation.
«Dépêche-toi, des hommes attendent.» Phrase qui sera martelée pendant les longues heures à venir. Vient le moment de la fouille. Sac retourné, jambes écartées. Un homme me palpe pendant qu’un autre homme – le mot «homme» est sans cesse répété – me fixe et m’oblige à soutenir son regard.
Hurlement. «Cet homme porte un bijou!» Je dois me séparer de ma chaînette comme de tout le reste. «Il y a du matériel d’écriture dans son sac!» Je n’ai le droit de garder que quelques habits, une brosse à dents, un dentifrice, mes médicaments contre la migraine ophtalmique et mon sac de couchage relocalisé dans un sac-poubelle noir. Rien d’autre.
Je me fais griller
J’entre dans une salle sombre. Bougies au sol. Deux «anciens» assis sur des chaises. «Au service de qui es-tu? Quelle est ta mission dans la vie?» Personne. Être un bon type. Quelle assurance! Je me surprends.
Deux chefs veulent me parler. Un autre m’emmène à leur rencontre. Je sens qu’on sort du jeu de rôle. C’est sûr, je me suis fait griller comme un bleu. Mais comment? J’ai fait attention à retirer ma carte de presse de mon porte-monnaie. Ont-ils finalement googlé mon nom? «On a retrouvé une carte de visite dans ton sac de voyage.» Et merde. Un vieux bout de papier imprimé en 2018. J’avais oublié. Heureusement que je ne suis pas en train d’infiltrer le cartel de Cali.
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«Quelle est ton intention? Les inscrits viennent faire un travail sérieux ici.» Je viens faire une expérience, et s’il y a quelque chose à raconter, je le ferai, comme je l’ai fait dans le cadre d’une retraite de méditation silencieuse. Je leur garantis encore de ne pas dévoiler les histoires intimes des autres. Mais que je décrirai tout ce qui se passe: de toute façon, si on cherche bien, on trouve déjà presque tout sur Internet.
Ils vont me jeter, pas possible autrement. «Ok alors vas-y, va rejoindre les autres.» Bon. Les autres sont assis dans le noir, pas un bruit. Le temps s’allonge. Des corps aussi.
«Tu lui confierais tes enfants?»
Nous avons tous reçu un tour de cou de couleur. «Masquez-vous les yeux!» Des tam-tam et des cris transpercent le mur. Guidés, on avance à l’aveugle. On nous assoit sur un coussin au sol. Soudain, le silence. Nous pouvons tomber le bandeau.
Sur une estrade, l’un des leaders se dresse devant nous. Dans sa main, un long bout de bois décoré de quelques rubans de couleur. Il nous explique que ce week-end est à propos de nos ombres, ces parties sombres, cachées, enfouies profondément en nous, qu’on ne peut pas, qu’on ne veut pas regarder en face. Ça sonne très développement personnel.
Il souligne deux valeurs cardinales: l’intégrité et la responsabilité. Réflexion sur les conséquences de nos actes. Un participant, arrivé bien en avance au rendez-vous, doit se justifier, debout, devant tout le monde. Même chose pour un autre: a-t-il vraiment mesuré les effets de son retard sur les autres? S’il avait eu rendez-vous avec un million de francs, aurait-il été à l’heure? L’animateur s’adresse à un autre: «Tu lui ferais confiance, toi? Tu lui confierais tes enfants?»
Bouffer des «graines»
Un autre staffeur prend la parole. Discours sur les effets de la masculinité toxique, opposée ici à la masculinité sacrée: les guerres, les famines, les murs de séparation, les catastrophes naturelles, la crise climatique, le chaos. Il cite Mandela, Robert Badinter, Simone Veil, Martin Luther King ou Harvey Milk comme des exemples à suivre, connectés à leurs émotions. Il prononcera plusieurs fois cet exact même discours dans les heures à venir. Tout est standardisé.
Avant une première pause pour boire de l’eau et bouffer «des graines», quelques règles de sécurité et de comportement: pas de sexe. Ni tout seul, ni avec les autres. «Si vous voulez aller aux toilettes, c’est toujours en présence d’un membre du staff et avec notre permission.» L’homosexualité n’est pas ostracisée, je pourrai parler de la mienne ouvertement. Comme quelques autres.
Autour de moi, 25 autres cobayes. Ils ont entre la vingtaine et la soixantaine. Que des Blancs. Je ne le sais pas encore, mais je vais développer un lien émotionnel avec ce groupe, ses vulnérabilités, ses blessures. Je vais pleurer souvent. Il y a des pères de famille, des retraités peut-être, des célibataires, des startupeurs, des financiers. D’autres bossent sur les chantiers ou sont thérapeutes. Tous ont des choses à régler avec eux-mêmes ou leur entourage. Peu sont là pour devenir plus «virils».
«Tu étais numéro 3, tu es ours rose!»
L’équipe de moniteurs revient. Loin, les habits noirs. Le ton s’adoucit un poil. Dans la soirée, plusieurs exercices de groupe – des «processus» – sont destinés à nous montrer que tout le monde peut faire partie d’une minorité à un moment ou un autre. Dans la forêt, en équipes, nous devons retrouver des fanions après avoir désigné un leader et un vulnérable (moi), qui sera transporté sur un brancard par les autres durant toute l’épreuve. Réflexions sur le lâcher-prise.
Retour dans le réfectoire, le «pit». Avant que j’aille me coucher sur ce matelas gonflable posé par terre à côté de mes nouveaux camarades, il ne faut pas que j’oublie: durant la soirée, avant l’épisode sylvicole, j’ai changé de statut, au milieu d’un cercle d’hommes. «Tu étais numéro 3, tu es ours rose, ours rose, ours rose!» Regardez, c’est inscrit là, sur mon torse, sur un bout de scotch de peintre.
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Mon animal totem m’est apparu lors d’une méditation guidée très freudienne. Durant laquelle nous avons dû libérer notre homme sauvage – enfermé par un tyran (notre père) – en allant récupérer la clef de sa cage sous l’oreiller de notre mère pour lui permettre d’embrasser le petit enfant que nous étions. La mère castratrice, fallait s’y attendre.
Désolé, Nelson Mandela, je perds mon calme
Heure du coucher. Impossible de dormir. Ronflements. J’ai le temps de faire environ trois siestes. Le réveil est violent: tambours et beuglements. Douche froide pour tout le monde. Le suivant compte les secondes pour moi: je dois rester 60 secondes dessous. Pas de savon à disposition, ce serait dommage de ne pas sentir le mâle. Les mâles. J’ai oublié ma serviette à la maison. Mon t-shirt des Pixies – avec «HERE COMES YOUR MAN» inscrit au dos – fera l’affaire.
Franchement, j’en peux plus de ces conneries. «Dépêchez-vous les hommes, des hommes attendent.» Mec, il doit être 5h du mat', j’ai dormi moins de deux heures, je vais te démarrer. Désolé Nelson Mandela et Robert Badinter: je perds mon calme, je suis à bout, je déprime. Mais je me tais. Pour le bien de cet article.
Et puis, une bouée de sauvetage: la danse. Ça, j’aime faire. «L’Aventurier» d’Indochine. Clin d’œil à une autre phrase standardisée répétée à la fin de chaque activité: «L’aventure continue!» Tout le monde décompresse. «J’aimerais bien savoir bouger comme toi.»
Point culminant du week-end
Vient ensuite un moment de partage codifié. Assis en cercle, nous avons chacun une minute pour «dire notre vérité». C’est le «check-in du matin». Je dis tout ce que j’ai sur le cœur et dans la tête. Sans filtre. La majorité de mes compères est dans le dur. Jusqu’ici, ils ne sont pas beaucoup à apprécier avoir dépensé les 680 francs que coûte le stage. Faim, manque de bienveillance. Incompréhension générale.
Durant une phase de marche silencieuse à l’extérieur, un jeune gonze abandonne. Après une longue discussion avec plusieurs membres de l’encadrement, il récupère ses affaires et s’en va sans au revoir.
Juste avant le point culminant de l’expédition: le «voyage du héros». Il est peut-être midi. Ou 14h. Trois grands tapis ronds et rouge s’apprêtent à en voir de toutes les couleurs. Le principe est simple, potentiellement troublant ou libérateur: devant ses pairs, chacun va devoir affronter son ombre pendant vingt longues minutes. Un traumatisme, une blessure psychologique.
Première larme
Le stress me ronge. Pas la peur: grâce à la psychothérapie, je me connais très bien, je sais mes schémas, mes fêlures, mes douleurs. Je me lance en deuxième, qu’on en finisse. Je me présente avec des culpabilités passées, dont je peine à me débarrasser. Les staffeurs me poussent dans mes retranchements, insistent, posent des questions. Je ferme les paupières, tremblote.
Je me retrouve à devoir porter une pyramide de coussins à bout de bras. C’est lourd. «Ton angoisse, tu la ressens où? Sur le plexus solaire? Là?» Grand gaillard bourru, regard doux, il appuie. Aïe. Des mains serrent désormais un bout de drap blanc autour de ma cage thoracique, une balle de tennis appuie sur ma poitrine. Peine à respirer.
Vous avez deviné, le but est maintenant de jeter les coussins et de me défaire physiquement de mon angoisse. Je me débats, je crie. J’y parviens. Je suis vidé. Je promets de m’écouter et de me pardonner. Câlin général. «La Vie en rose» de Piaf. Première larme. Je me sens plus léger.
Vomi dans un seau
Autour de moi, ça gémit la tête dans un seau, ça se jette de la boue dessus, ça tape à la batte de baseball sur un matelas représentant un père nocif, ça récupère des oranges représentant des couilles bien gardées par une mère autoritaire, ça hurle, ça pleure. Catharsis. Je ne pensais pas que mes glandes lacrymales contenaient autant de liquide. Entendre toutes ces histoires, parfois terribles, les voir faire face, se livrer. Je suis bouleversé. Je les aime, je crois.
En fin de journée, l’ambiance est enfin détendue. Beaucoup sourient, rient. Un ou deux se sentent mal. Le tapis leur a fait vivre des horreurs. Echanges entre «frères». Oui, nous sommes maintenant des «frères». Changement de statut. Nous sommes félicités: voilà une soupe chaude.
On nous laisse pénards un moment. «C’est une belle nuit pour mourir.» La phrase, solennelle dont le sens profond m’échappe, prononcée par l’un des chefs, annonce la file indienne dénudée dont je vous parlais au début, la teuf autour du bûcher, le talisman.
Un bâton de parole en forme de verge
Cette fois, j’ai dormi comme un bébé. Cette fois, le réveil est doux. Cette fois, l’eau n’est pas glacée. Cette fois, ils ont arrêté de nous maltraiter. Ils nous font comprendre que nous sommes entrés dans un cercle fermé, nous sommes des leurs. «Il n’y a toujours pas de café pour autant», peste mon voisin. Les clopeurs souffrent aussi. Je compatis. Dehors, plusieurs centimètres de neige.
Pendant la session danse, nous sommes poussés à nous dévêtir. Le crew montre l’exemple. Assis en rond, en petit groupe, chacun est invité à partager un problème sexuel ou une expérience désagréable sous les draps (ou sous la douche). Celui qui veut s’exprimer doit d’abord s’emparer d’un bâton de parole en bois, en forme de verge en érection.
La suite? Une nouvelle méditation guidée. À la fin retentissent des «je suis un cadeau», «tu es un cadeau». «Répandez cette énergie et cet amour sur vos proches, sur les victimes des guerres, sur les réfugiés, sur celles et ceux qui vous ont fait du mal, aussi», encourage le narrateur. Nous nous donnons la main. Je chiale.
Sueur et purification
Nous nous rhabillons pour mieux nous déshabiller. Un rituel de purification patiente dans un bosquet: une tente de sudation. Une sorte de sauna: à l’intérieur, dans le noir, tout le monde s’entasse, le cul dans la boue. Au centre, un trou avec des pierres incandescentes – «les grands-pères». L’eau s’évapore. Je sue. Je survis.
La porte s’ouvre pour faire baisser la température et faire entrer de nouveaux ancêtres bouillants. Retour de la nuit. Comme un symbole des différentes étapes traversées ces dernières 48 heures. Chant amérindien.
Lavé au jet, rhabillé définitivement, je rencontre mon mentor. Il m’emmène vers un fastueux buffet: tiens, mon taboulé. L’après-midi, les règles de confidentialité sont rappelées. Un conseil est donné: ne prenez pas de grandes décisions dans les six mois à venir, attendez.
Recruter: mode d’emploi
Je suis partagé, je m’interroge. Je ne doute pas qu’un tel week-end peut être révélateur, voire bénéfique, pour certains. Mais d’autres ont été brisés, ont dû faire face à de vrais démons sur ce tapis. En l’espace de vingt minutes seulement, alors que c’est parfois le travail d’une vie. Un travail qui doit être accompagné. N’est-il pas dangereux de les laisser rentrer chez eux sans les diriger vers une psychothérapie? Les quelques appels avec un mentor ne seront peut-être pas suffisants.
Le mardi, un e-mail me souhaite la bienvenue dans la communauté. Un document présente les groupes de discussion et un autre week-end à vivre. Un chapitre est consacré au recrutement – à «l’invitation» – d’un autre homme. Des instructions très précises sont données sur la manière d’établir le contact et de mener la discussion. Pour attirer les suivants.