J’ai remarqué un truc: on me demande quand même souvent de fermer ma gueule. Sur différents tons, mais il y a de quoi composer une symphonie. Quand je fais des blagues de papa. Quand je me moque gentiment d’un collègue. Quand je raconte une aventure peu croyable. Quand on n’aime pas ce que j’écris. Quand je chante la sérénade sous les balcons de toutes les Marie-Christine au milieu d’une nuit de fête — repose en paix, Claude Nougaro.
Pour une fois, j’ai écouté les autres. Je me suis exécuté. Je me suis inscrit à une retraite méditative silencieuse, organisée par le centre Ressource Mindfulness, basé à Genève. Ou plutôt, semi-silencieuse, il ne faut pas pousser non plus. Sans téléphone. Sans livre. Sans musique. Sans bloc-notes. Sans stylo. Au milieu de nulle part, dans la Vallée Verte, proche du village de Bogève, en France voisine. Entre vendredi soir et dimanche après-midi, on se taira du samedi matin au samedi soir et du réveil au repas de midi dominical.
Brouhaha dans mon entourage. Bourdonnement. D’un côté, des caisses claires de moqueries: «Toi, tu vas faire ça? Tu vas péter un plomb!» De l’autre, le doux chant mielleux des hautbois: «Oh mais quelle chance! Ça ne peut pas te faire de mal. Ça va être une super expérience, tu vas pouvoir te retrouver avec toi-même.» Pas forcément rassurant.
Adieu le risque de briser l’écran de mon portable
Autour de moi comme sur les réseaux sociaux, c’est une mode toujours plus populaire, la retraite de silence. Le plus souvent sur dix jours, dans un centre Vipassana, de tradition bouddhique. Mon week-end, plus laïc, se floquera de quatre lettres: MBSR. Pour «Mindfulness Based Stress Reduction» (MBSR), technique de méditation «en pleine conscience» visant la réduction du stress.
«Tu n’en as jamais fait et tu viens directement pour plusieurs jours? T’es courageux.» Sur le P + R de Bernex (GE), Myriam* — blonde, la cinquantaine pimpante — se réjouit de prendre du temps pour elle avant de partir en stage de yoga à Barcelone. Marc*, notre chauffeur, architecte, cheveux longs du routard amoureux des Philippines, aussi. Lâcher prise. Moi, j’appréhende. Covoiturage.
A 18h32, il pleut sur La Soleillette. Un gîte aux murs crème de seize chambres boisées sur trois étages, léché par les arbres et les champs, bercé par un ruisseau. A 18h33, dans mes pénates simples mais confortables, j’éteins mon téléphone. Adieu les échanges de messages avec l’être aimé, le doomscrolling, les stories Instagram, les selfies, la spéléologie sur Wikipédia, la voix de ma mère, les news qui sont mon quotidien, les rappels, les mails, Spotify et le risque de briser cet écran si fragile. Impossible de ne pas ressentir un vide existentiel. Et de ne pas se sentir bête de le ressentir.
Premier coup de gong
De ressenti, il en sera beaucoup question. De questions aussi. Que ressens-je? Qu’entends-je? A quoi pensé-je? Que se passe-t-il dans mon pied gauche, là, maintenant? Ai-je bien fait d’acheter ces nouvelles lunettes de soleil trop chères? Le monde est-il en train de m’oublier? Pourquoi m’imposé-je ceci? Ai-je plus mal à mes chevilles ou à mes genoux? Qu’est-ce que je fous là? Surtout, qu’est-ce que je fous là?
Pour l’instant, je bois une tisane sur un canapé du petit salon. Un petit groupe discute sans jamais se demander «et toi, tu fais quoi dans la vie?» Autour de Laurence Bovay, la souriante et expérimentée instructrice à la chevelure de feu, des guiboles s’enroulent déjà autour de quelques blagues. Je leur dis que je fais sans doute partie des cinq Lausannois qui ne méditent pas. Marie-Jo*, la soixantaine, coupe courte, fait partie de 139’995 autres, rétorque-t-elle. Une petite équipe de trentenaires bobos déboule. Il y a aussi un couple, amateur de bains dans le Léman glacé.
Après le premier souper végan (et fameux comme tous les suivants) autour des deux longues tables, premier coup de gong et première session, immobile, assis en tailleur sur un coussin et un tapis de yoga aussi épais qu’une giboulée de mars. Dans les 83m2 au premier étage, de grandes baies vitrées aveuglées par des rideaux translucides jaune, bleu ciel, violet, rose et gris. Un vitrail-mandala pour troisième œil.
Porter d’abord mon attention sur mes orteils
Mon manque de souplesse est ridicule. J’ai mal. Avant de se rencontrer soi-même, méditer, c’est d’abord faire la douloureuse connaissance de ses articulations. Laurence guide de sa voix douce le groupe d’une quinzaine de personnes. Surtout des femmes — nous sommes trois hommes — âgées de 26 à 86 ans, principalement de Suisse romande. Des leggings, des amples trainings et des shorts de sport habillent les gambettes, au sol ou sur des tabourets.
«Une fois que j’ai trouvé une position confortable, je peux fermer les yeux, amorce notre leader, la seule à causer… Sentir mon corps s’enfoncer dans le sol… Commencer par un balayage corporel… Porter d’abord mon attention sur mes orteils. Qu’est-ce que je ressens, ici et maintenant, sous la plante de mon pied gauche… Y a-t-il des sensations différentes en différents endroits? Et dans ma cheville? Dans mon mollet, sur mon tibia… Avant de remonter et de porter mon attention sur l’entier de ma jambe gauche…» Ainsi de suite, jusqu’au sommet du crâne.
«Comment est-ce que je me sens, ici et maintenant? Peut-être que j’entends la magnifique famille qui nous a préparé ce délicieux repas faire la vaisselle. Ou une moto qui roule, au loin. Quelle émotion me traverse, ici et maintenant?» Je ne sais pas depuis combien de temps mes chevilles fendent le sol, mais je souffre. «Peut-être suis-je impatiente ou impatient, reprend calmement Laurence, en position du lotus. Si je sens mon esprit vagabonder, je peux le ramener dans cette pièce, ici et maintenant, observer ma respiration, sans rien forcer…»
Objectif triple lotus
Mais qu’est-ce que je fous là? Trois jours comme ça, ça va être long. «Chtiiiiiing». Coup de gong. Je me déplie avec l’élégance d’un poulpe qui vient de subir un AVC. Il s’est passé 30 minutes. Ou une heure? Difficile à dire, mon poignet est nu. Ma notion du temps devient extensible. Ici, elle est même réversible: dans le réfectoire, une horloge tourne dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Tiens, après avoir morflé, je ne vais pas avoir de peine à tomber dans le piège de Morphée. Je suis calme.
«Chtiiiiing! Chtiiiiiiiiing!» 7h30. Quelques mouvements de taï-chi s’éveillent dans nos corps. Devant nous, Laurence montre la voie. Après le petit-déjeuner — son faux bacon, son porridge et ses fruits — et jusqu’au soir, interdiction de parler. Je n’ai pas dit grand-chose, depuis hier. Je suis déjà une bulle. La matinée de «pratiques méditatives» doit durer de 9h30 à 12h30. Avant de commencer, Laurence m’attrape. «Tu sais, ça ne doit pas être un exercice d’endurance. Il ne faut pas non plus te fixer l’objectif d’être posé en triple lotus. Il ne doit pas y avoir d’idéal à poursuivre. L’important, c’est que tu puisses avoir le dos droit, les genoux en dessous du bassin et ne pas devoir faire d’efforts. Essaie de te mettre à genoux, avec le coussin entre les cuisses.»
C’est vrai, c’est plus simple. Agréable, toujours pas. «Si je ressens une douleur, je peux l’accueillir, remarquer qu’elle est là. Si elle est trop forte, je peux changer de position…» Je tiens bon. J’aime bien les exercices d’endurance. Balayage corporel. Puis, silence. Dans l’ennui noir, mes pensées roulent les grands phares allumés. Ai-je éteint les lumières chez moi? Je suis sûr que j'ai oublié quelque chose. Concentre-toi. Balayage corporel. C’est fou ce que je suis boring.
Des zombies et des grenouilles dans le jardin
Une participante bâille bruyamment. Moi, je ne me suis pas encore complètement pardonné certaines erreurs du passé. Surprenant. Que fait mon copain? Va-t-il bien? Qu’y a-t-il après la mort? Lundi, il faut que je reprenne sérieusement le chemin du fitness. Balayage corporel. Mes métatarses gémissent. Nouveau bâillement de la même participante. Ça devient continu. Si elle continue et que ce gong ne retentit pas dans les 30 secondes, je me lève et je l’étrangle. Accueillir l’ennui et l’impatience, accueillir l’ennui et l’impatience, accueillir l’ennui et l’impatience. «Chhhhhtttiiiiiiiing! Chhhhtiiiing!» Délivré.
Place à de la marche méditative. Analyser chaque mouvement du pied qui s’apprête à faire un pas. S’empêcher de le franchir et observer ce qui se passe dans son corps et son esprit. Si les voisins nous observent, ils doivent nous prendre pour une belle secte. Dans le jardin, sous une légère bruine, nous piétinons. Très, très lentement. Comme des zombies. Alors que j’avance à 1/2 km/h, je crains de ne pas pouvoir éviter Paule*, là-bas, à 20 mètres, en face de moi. Les grenouilles et les sauterelles se posent moins de questions.
Durant le repas, on entend les couverts tomber et les regards voler. Finalement, je suis assez content de ne pas devoir discuter de la météo avec mes coséminaristes. J’observe ma mastication. Mâche mes schémas mentaux. Les échappatoires de mon esprit. J’accepte de m’embêter. J’ai une chanson dans la tête, dont je ne veux pas me souvenir. Je ne le sais pas encore, mais dans quelques minutes, je vais vivre une expérience hors du commun.
Etat de conscience modifié
Il doit être 15 ou 16h. Mes rotules s’enfoncent à nouveau. Balayage corporel. Laurence n’a rien dit du tout. Soudain, je n’ai plus mal. J’ai l’impression de faire partie d’un tout. Comme de rien. Je ne m’en rendrai compte plus tard, mais je crois que je ne pense à rien. Je ne dors pas non plus. Moment de conscience modifiée. Plénitude. Je flotte. «Chhhhtttiiiiiiiiiiiiiing!» Je redescends. Fierté. Euphorie. Je veux y retourner. Ça calme mes angoisses de mort — elles sont parfois extrêmes. «Rien n’est permanent.»
«Oui, ça arrive, me confie Laurence au moment où la parole est à nouveau autorisée, après les trois heures de pratique de l’après-midi. Mais tu ne dois pas avoir pour objectif d’atteindre cet état. Le but est d’être dans le moment présent. Dans la tristesse, le bien-être, l’ennui ou l’impatience.» Avec le temps, est-ce plus facile de rester figé à ne rien faire? «Oui, mais, tu sais, moi aussi, quand je fais des retraites avec de longues méditations assises, il y a des fois où je me demande ce que je fous là. Où je me dis: 'Si ce gong ne sonne pas dans 24 secondes, je hurle!'» Elle rit. Bon, ben… Je ne suis pas au bout de mon apprentissage.
Huitième heure de méditation de la journée après le souper. Je tombe de sommeil avec le sentiment du devoir accompli, les mâchoires desserrées. Le lendemain, rebelote: éveil – déjeuner en silence – méditation assise – couchée – «marchée». Chaque sensation devient plus précise. Je m’apprivoise un peu.
Gentiment, j’ai l’impression d’en avoir marre. J’ai envie de revoir mon téléphone. Béatrice* — qui m’a adorablement pris sous son aile dès le départ — partage mon sentiment: «C’est toujours comme ça quand la fin du séjour approche: mon esprit est déjà sur le chemin du retour et je sais que je vais retrouver mes problèmes à la maison. Mais tu verras, dans quelques jours, tu vas voir que ce week-end t’auras apporté quelque chose. Tu sauras t’arrêter, par moments, pour prendre le temps d’être en pleine conscience de ce qui t'entoure et de ce qui se passe en toi.»
Confidences pour confidences
Pendant le dessert, je teste une théorie avant que Laurence ne se lève pour immortaliser — avec un appareil numérique, son téléphone est au repos comme le mien — la grande tablée, qui mange pour la première fois sur la terrasse: le soleil est revenu. En fait, si j’ai envie de rouvrir mon WhatsApp, c’est parce que mon ego est ébranlé. Parce qu’il prend chaque notification comme une marque d’amour. Pas de message, pas d’amour. Mon cerveau est sûrement en manque de dopamine, il panique.
Ça hoche du chef. «A l’époque, quand on partait voyager, on échangeait des lettres, il y avait la poste restante et tout allait bien.» Marinette*, l’une des doyennes de l’étape, soixante-huitarde malicieuse, s’inquiète: en 2023, à quoi ressemblerait la correspondance entre Maria Casarès et Albert Camus?
Deux dernières méditations pour la route. Assise dans la salle et immobile sur la pelouse. Au moment du bilan, Paule* relève qu’elle a eu faim pour la première fois depuis longtemps durant le repas en silence. «D’habitude, je mange mécaniquement.» C’est apaisée qu’elle va retrouver son mari. Elle espère qu’il aura fait 230 heures de sport pendant ces deux jours, histoire d’être raccord psychologiquement.
Le week-end aura aidé Béatrice à gérer les malheurs qui lui tombent dessus depuis quelque temps. Des réflexions sur la frénésie de notre monde, le stress, s’enchaînent. Sur la compassion, l’auto-compassion, le non-jugement. Moi, j’en profite pour me réconcilier avec Saskia*. Oui, les bâillements.
Retour à la civilisation compliqué
Les au revoir sont émouvants. Manon* souligne que le groupe n’a pas beaucoup échangé mais que des liens se sont tissés. Après avoir vécu quelque chose de puissant, ensemble. C’est vrai.
Dans le tram en direction de la gare Cornavin, je rallume mon iPhone. Premier échange de messages. Joie. Je lis beaucoup. Je note que je n’ai rien raté. Même si je reviens d'une autre réalité.
Dans le bus qui me ramène chez moi, les gens m'agacent. Comme si j’avais perdu l’habitude. Mais je ne vais pas terminer ce reportage en dissertant sur nos vies de dingues dans un système qui broie et noie. Arrivé à la maison, une odeur me cogne les narines. Je savais que j’avais oublié quelque chose en partant! La chasse d’eau! Respire, rien n’est permanent.
*Ces prénoms ont été changés.