En tant que journaliste, je reçois des invitations plus ou moins surprenantes. Celle-ci, envoyée par Alexandre Fischer, un respectable vigneron vaudois, fait assurément partie des plus étonnantes de l’année: «Salut Antoine, je suis invité au coup d’envoi du Dry January, à Zurich, et je voulais te proposer de venir à cette soirée avec moi.»
Un producteur d’alcool qui soutient un mois sans alcool pour la deuxième année de suite? Cette apparente contradiction est trop belle pour passer à côté. On se retrouve ce jeudi 29 décembre à la gare de Lausanne. Sur les rails qui nous mènent au Cabaret Voltaire, un bar branché de la vieille ville de la capitale économique du pays, on a le temps de tailler le bout de gras.
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Alexandre est comme transporté quand il disserte sur le nectar qu’il produit. Ce vigneron de Yens en parle avec amour, savoir-faire et engagement. Souvenez-vous. À la tête du mouvement «Les raisins de la colère», collectif qui lutte contre «l’importation massive et subventionnée de vin en provenance de l’Union européenne», ce trentenaire avait été élu Vaudois de l’année 2020 par les lecteurs de «24 heures».
Désigner les vrais ennemis
Le vin d’ici et sa défense, c’est toute sa vie. N’est-ce donc pas paradoxal de préconiser l’abstinence — certes temporaire — alors que les producteurs locaux, dont il fait partie, ont déjà de la peine à écouler leurs stocks? Pas pour Alexandre. «Il y a deux ans, je n’avais pas du tout aimé les prises de position des porte-parole du vignoble et de la restauration, qui estimaient qu’on devait boire douze mois sur douze et que le Dry January était une attaque faite aux vignerons. Je ne pense pas qu’il faille aller contre la démarche, mais à sa rencontre. La prévention, face aux dégâts de l’alcool, c’est aussi notre responsabilité en tant que producteur.»
On sort une bouteille de thé froid, on poursuit la discussion. Toujours d’après mon interlocuteur, les vrais ennemis, ce ne sont pas celles et ceux qui appellent les gens à «une saine réflexion sur leur consommation d’alcool» mais la production de vin industrielle et les importations massives. «Regarde les prix, certains sont vendus moins cher que de l’eau! Avec ces tarifs, comment veux-tu que les gens adoptent une consommation raisonnée?»
Mon acolyte rappelle les fondamentaux — un rappel qui m’est aussi nécessaire… «Une bouteille de vin, ça se déguste à quatre et en une heure. C’est une boisson noble, artisanale, d’accompagnement, qui ne sert pas à passer la soif: on doit apprendre à la déguster et à la boire lentement. Et, bien sûr, pas tous les jours…»
L'alcool oui, l'ivresse non
Lui, du fait de son métier, boit «un peu» tous les jours. Mais pousse pour que les comportements changent. «On a disposé des crachoirs partout à la cave et on le fait devant les clients, pour les inciter à faire de même pendant la dégustation. On propose aussi des carafes d’eau, pour que tout le monde puisse se désaltérer et ne finisse pas cuit.»
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Il enchaîne. «Tu me diras que là aussi, c’est paradoxal. D’une certaine manière, c’est vrai: plus les gens sont alcoolisés à une dégustation, plus ils ont tendance à acheter. Et plus je vends, plus je suis content. Ça, c’est sur le papier. Dans les faits, je préfère avoir un bel échange, une belle rencontre sincère autour de mes produits. Quitte à vendre un peu moins au final. Je trouve ça plus correct vis-à-vis de mon travail et de mes clients.»
Alexandre a beau soutenir le Dry January, il n’y participera pas, me glisse-t-il, alors que nous marchons sous la pluie en direction du Cabaret Voltaire. «Simplement parce que je n'en ressens pas le besoin. Mais c’est bien que chacun se pose la question, c’est le message que je porte!» Il y a aussi une raison plus «pratique» à ce choix. «Je pars en vacances, le 1er janvier, en Thaïlande et j’ai prévu de boire deux ou trois verres, se marre-t-il. Il faut aussi dire aux gens qu’ils peuvent décider, si le moment n’est pas propice, de faire un mois sans alcool à un autre moment de l’année. Chacun est libre!»
C’est d’ailleurs d’un précédent voyage en Thaïlande qu’il a ramené une idée qui lui sert aujourd’hui «de pont» avec la Croix-Bleue et le Groupement romand d’étude des addictions, organismes qui sont derrière l’événement auquel nous nous rendons. «Là-bas, il y a beaucoup de raisins de table et des jus de fruit incroyables. Ça m’a inspiré et j’ai donc commencé à faire du jus de raisin, sans alcool, que je propose depuis quelque temps à la vente. C’est une offre qui permet de maintenir un lien entre les producteurs locaux et les consommateurs qui font le choix de l’abstinence. Et qui marche super bien!»
Sobre, et alors?
Après un détour causé par notre confiance aveugle en Google Maps, on arrive au sec, dans l’établissement branchouille où tout est prévu pour nous démontrer qu’on peut parfaitement s’amuser sans picoler. Dj set, barman qui fait voler des bouteilles dans les airs, dégustation de cocktails sans alcool et table ronde — avec un panel de choix — sur l’impact de l’alcool sur la santé, sur l’importance économique de la branche et sur le manque de moyens alloués à la prévention, notamment.
Un débat passionnant mais… en allemand. On se tourne donc vers le bar. On est curieux: que valent le rhum, l’amaretto et le spritz sans alcool de la marque Rebels servis ce soir? On est bluffé: en plus d’êtres bonnes, ces boissons ressemblent à s’y méprendre aux «originales». Elles ont, en outre, le mérite d’étancher la soif.
Dans le public composé d’une quarantaine de personnes, on remarque plusieurs visages familiers. Dont celui de l’influenceur lausannois Mathias Thalmann. On trinque. Après avoir dû écourter son Dry January l’année dernière, il est, cette fois, décidé à aller au bout. «Franchement, c’est une pause qui fait du bien. Et ça fait réfléchir: je me suis rendu compte que ce n’était pas aussi facile que ce que je pensais avant d’essayer. Là, je m’y suis préparé mentalement, ça devrait le faire!»
Alexandre serre des mains, échange des sourires et quelques phrases avec les membres de l’assemblée. Y compris avec les personnes qui prônent l’abstinence complète. Certaines font la moue quand elles apprennent qu’il est vigneron. «Ces gens sont très minoritaires, mais ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent, ils ne sont pas mes ennemis, insiste-t-il. On doit garder le contact. Parler, toujours, c’est essentiel.»
Après un petit passage au buffet vegan — «pas dégueu, hein, Antoine?» — Alexandre et moi partons prendre le train du retour. Le lendemain, on travaille tôt. Notre professionnel de la vigne en goguette rigole: «Au moins, on ne sera pas tout sec et on n’aura pas mal à la tête au réveil!» C’est vrai. Et ça fait du bien.