Samedi 23 octobre, Dame Helvetia se retrouve sur bien des pare-brises lausannois. Et pas par accident. A bien observer, cette Dame Helvetia-là, couchée sur le fond bleu d’un flyer, n’a d’helvète que son bouclier. Une lance, des ailes, comme autant de références à la Grèce antique: le collectif «féministe identitaire» (lisez, d’extrême droite) Némésis — du nom de la déesse de la vengeance représentée ici — est passé par ici.
Un peu partout dans la capitale vaudoise, apparaissent aussi des autocollants et des affiches. En filigrane, ce message: «Rapefugees not welcome» («réfugiés violeurs pas bienvenus», en français). Derrière une femme blanche en robe et talons courent un homme noir et un musulman.
En Suisse romande, c’est la neuvième action du genre du groupuscule né à Paris en 2019 et désormais implanté dans nos contrées depuis juin. Objectif: attirer l’attention, recruter et lever des fonds. «Personnellement, j’ai des convictions de droite dure, mais nous sommes un collectif féministe identitaire apolitique, assure à Blick Sarah Prina (pseudonyme), présidente valaisanne de la section suisse. Nous reprochons aux autres féministes d’avoir une idéologie de gauche qui les empêche de tout dire. Elles se perdent dans des luttes anecdotiques: les poils, «mon corps, mon choix». Le seul vrai problème, c’est la sécurité des femmes.»
Les Noirs et les musulmans dans le viseur
Dans leur viseur, les étrangers. En particulier, les Noirs et les musulmans. Cause principale du harcèlement de rue et des violences faites aux femmes, selon elles: «l’immigration de masse» et «l’islamisation». En France, Némésis avait marqué les esprits devant la Tour Eiffel en janvier, rapportaient «Valeurs actuelles» ou «Slate». Vêtues du voile intégral, les activistes posaient derrière une banderole: «Les Françaises dans 50 ans?»
«Nous avons tous les agresseurs en ligne de mire, corrige la fondatrice de 19 ans. Mais il est vrai que les femmes occidentales ne peuvent plus marcher dans une gare sans se faire interpeller par des immigrés. Les hommes extra-européens qui arrivent d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb, notamment les musulmans, viennent d’une culture très différente. Chez eux, la femme-objet est couverte de la tête aux pieds. Forcément, quand ils arrivent ici, c’est un choc.»
La travailleuse sociale revendique près de 20 membres entre les cantons de Vaud, Genève, Fribourg, Neuchâtel et du Valais. Au début, leurs grandes sœurs françaises — dont les rangs seraient garnis de 200 activistes à travers la République — les ont aidées à mettre leur structure en place. Financièrement aussi. «Nous sommes désormais autonomes, se réjouit Sarah Prina. Nous vendons des autocollants. Nous avons aussi des donateurs.» Elles les trouvent notamment via des appels aux dons sur leur plateforme préférée: Instagram.
«En Valais, un migrant irakien se servait du tuyau d’une chicha et d’un câble de portable pour frapper régulièrement sa sœur»; «Un homme avait été condamné à quatre ans de prison et à l’expulsion du territoire pendant huit ans pour avoir brûlé une jeune femme au 2e degré: sa peine a été réduite d’un an»; «Un Tibétain tue une femme de plusieurs coups de feu alors qu’elle se trouvait dans une voiture». Sur la page de Némésis Suisse, l’emphase est claire. Résultat, en cinq mois, sa communauté a grandi sur le réseau social: 1600 personnes suivent aujourd’hui ses publications régulières. «Vous êtes les seules féministes que je respecte, bravo», les félicite ce «follower».
Collectif «presque insignifiant»
Le collectif semble parti pour rester. Au contraire de ses autocollants et affiches: trois jours après le passage à Lausanne, très ancrée à gauche, ils avaient disparu. Dans la rue, la résistance s’organise. «J’ai découvert avec effroi un sticker du groupuscule féminin d’extrême droite Némésis. Le fascisme n’ayant pas droit de cité à Lausanne (comme nulle part ailleurs), j’arracherai donc systématiquement leur autoc'. #nopasaran». Sous ce tweet daté du lundi suivant, des commentaires haineux, voire insultants, de la part de fans du polémiste français d’extrême droite Eric Zemmour. Peu étonnant, le collectif Némésis Suisse s’était indigné de cette publication sur Instagram sans prendre le soin de cacher son nom. Le compte de l’utilisateur-contradicteur est devenu privé depuis et ses publications ne sont plus visibles.
Faut-il craindre l’émergence sous nos cieux d’un tel mouvement, a priori non violent mais adulé par la fachosphère? «Tout nouveau phénomène attire mon attention et celles des services de police, affirme Pierre-Antoine Hildbrand, municipal PLR de la sécurité. A l’heure actuelle, il est presque insignifiant. Mais je condamne évidemment le fait d’apposer des autocollants dans le domaine public ou le dépôt de flyers sur des véhicules, actes contraires au règlement de police.» L’édile embraye sur le discours de Némésis: «Il est toujours étonnant de voir que l’on ne s’intéresse qu’à un type de victime ou d’agresseur. Pour porter efficacement une politique de lutte contre les violences faites aux femmes, phénomène malheureusement répandu, il faut voir au-delà de l’origine des agresseurs.»
La Grève féministe Vaud minimise aussi l'ampleur de ce courant «ultra-minoritaire». «Nous nous opposons fermement à cette instrumentalisation du féminisme à des fins racistes, assène au nom de ses camarades de lutte Agnès Aubry, par ailleurs doctorante en sciences sociales et politiques à l’Université de Lausanne. Ce discours, déjà largement diffusé par l’UDC en Suisse, est dangereux pour les personnes ciblées, qui sont stigmatisées et exposées à des violences policières. Les violences sexistes et sexuelles traversent tous les milieux sociaux.»
«Le sexisme n'a ni race ni classe sociale»
Sur Instagram, Engageons les murs, dont le modus operandi consiste à coller des slogans sur les façades des villes, combat également les thèses de Némésis. «Elles donnent l’idée qu’il existe un sexisme par essence au sein de certains groupes d'hommes, s’insurge Lorena. Or le sexisme n’a ni classe sociale, ni race. D’autre part, souvent, les femmes connaissent leurs agresseurs: c’est donc incohérent de parler de cet autre qui vient d’ailleurs et qui importerait avec lui son sexisme. En présentant les choses de manière si simpliste, elles pourraient bien réussir à amadouer des jeunes ayant parfois peu de connaissances sur ces sujets. Nous aimerions éviter cela.»
Pour Inès El-Shikh, co-fondatrice des Foulards violets, qui réunissent des «femmes musulmanes ou non, portant le foulard ou non, solidaires avec celles ayant décidé de le porter», il est fallacieux de dessiner un lien entre islam et violences faites aux femmes. «Le patriarcat est un système de domination global, qui n'est de loin pas spécifique aux communautés musulmanes ou à tout autre groupe de population. Les féminicides ou la culture du viol n'ont jamais eu besoin de migrants musulmans pour faire des victimes par milliers sous nos latitudes.»
Elle va même plus loin. «Ces discours islamophobes n'ont jamais protégé aucune femme de potentielles violences. Au contraire, des études montrent que les actes violents islamophobes se concentrent dans l'écrasante majorité sur les femmes musulmanes portant le foulard. Dans notre collectif, nous sommes nombreuses a avoir subi des actes discriminatoires ou violents de la part de personnes prétendant le faire pour notre libération.»
Etrangers surreprésentés dans les stats
Que disent les chiffres? Qui a raison? Pour répondre à ces questions, il faut dans un premier temps se plonger dans les documents de l’Office fédéral de la statistique (OFS). Premier constat: trois quarts des prévenus de violence domestique sont… des hommes. Deuxième point: oui, les étrangers sont surreprésentés par rapport à leur proportion dans la population — environ un quart. En matière de violence dans le couple, en 2019, 46,2% des accusés étaient des résidents permanents sans passeport à croix blanche.
Autre exemple: en 2020, 48% des prévenus de viol étaient de nationalité étrangère et titulaires d'un permis de séjour. Mais ces statistiques «ne peuvent pas servir à mesurer directement le phénomène de la criminalité puisque les infractions pénales ne sont pas toutes dénoncées à la police et que les auteurs ne sont pas tous identifiés», écrit l’OFS dans un courrier électronique adressé à Blick.
Cette précision est cruciale. Toutes les agressions ne semblent pas être dénoncées de la même manière selon les origines sociales des auteurs ou des victimes: dans les milieux favorisés, les victimes dénoncent moins facilement leur agresseur, supposent les autrices d’une enquête de l’Université de Genève sur les violences sexuelles, s’appuyant sur d’autres études. Au bout du Léman, les mis en cause sont en très grande majorité étrangers ou d’origine étrangère mais également issus de milieux… défavorisés.
Les criminologues taclent Némésis
Sur le fond, les spécialistes s’accordent. «Impossible de lier directement immigration et violences faites aux femmes, affirme à Blick Véronique Jaquier Erard, professeure à la faculté de droit de l’Université de Neuchâtel. On transforme un problème social lié au genre en une question migratoire. La recherche scientifique a montré que la variable nationale, ou culturelle, se confond avec d’autres variables explicatives de la violence: précarité, chômage, stress économique, mais aussi contrôle coercitif et attitudes sexistes. La couleur du passeport n’est pas la cause des violences faites aux femmes».
Egalement professeur — de droit pénal et de criminologie — dans la même haute école, André Kuhn arrivait déjà à la même conclusion dans une analyse sur la criminalité en Suisse en 2012. «Le profil type du criminel est celui d’un homme, jeune, socio-économiquement défavorisé et de niveau de formation plutôt bas, écrivait-il. (...) La population migrante étant composée de manière surreprésentée de jeunes hommes défavorisés, la variable «nationalité» est comprise dans les autres et n’explique aucune part supplémentaire de la criminalité par rapport aux autres variables prises en considération.»
Il existerait en outre un biais explicatif qui façonne la perception du public. «Avec la violence conjugale, par exemple, la domination masculine sera brandie comme la cause de la violence «des étrangers», remarque Véronique Jaquier Erard, également chargée de cours à l’Université de Lausanne. Tandis que les agissements de «l’homme blanc» sont attribués à des difficultés personnelles et des éléments circonstanciels. On braque un projecteur sur les violences faites aux femmes par les étrangers comme si le sexisme et la violence n’existaient pas dans nos sociétés.»
Qu'importent les statistiques, qu'importent les analyses. Némésis promet d'imposer son combat à la Suisse romande. Au rythme régulier d'une action par mois. Prochain arrêt: Martigny. Les anti-fascistes auront de nouveaux autocollants à arracher. Jusqu'à la prochaine fois.