Brad Smith était l'un des 13 otages du train Travys reliant Sainte-Croix à Yverdon-les-Bains. Encore sous le choc, peinant à dormir et ressassant sans cesse les événements de ce jeudi 8 février, le Vaudois de 37 ans a accepté de livrer à Blick un témoignage cru et détaillé. Il a très directement fait face au requérant d'asile iranien de 32 ans, finalement abattu par un policier de l'un des groupes d'intervention vaudois, le Détachement d'action rapide et de dissuasion (DARD) et le Groupe d'intervention de la police de Lausanne (GIPL).
Ce qui était parti pour être une «journée très tranquille» s'est terminé en drame. Quelques minutes après avoir vécu quatre heures de séquestration, ce gérant de magasin, également coach de sport, se prend en photo dans une étable d'Essert-sous-Champvent. Souriant, entouré d'une couverture de survie, il se dit «fatigué, traumatisé mais heureux d'être en vie» et salue le «courage sans faille» de ses «camarades otages».
Tout avait bien commencé
Il est presque 18h lorsque notre Sainte-Crix part de chez lui pour prendre le train en direction de la deuxième ville du canton, ce jeudi 8 février. Après un jour de congé, ce sportif bien bâti compte bien retrouver des amis qui partagent sa passion des jeux de rôle, au sous-sol de sa boutique spécialisée pop culture et mangas.
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Dans le Travys, le militaire de formation a ses petites habitudes. Il s'assied dans le wagon du milieu, son casque anti-bruit sur les oreilles, un film sur son téléphone — le premier «Jurassic Park», déjà visionné plusieurs fois.
Peu après le départ, autour de 18h15, Brad remarque un homme, sac de sport à la main, qui effectue des allers-retours frénétiques d'un bout à l'autre des trois voitures qui forment le train. Rien d'alarmant pour l'adepte des arts martiaux, ceinture noire dans plusieurs disciplines: «Des gens qui font des allers-retours, il y en a tout le temps dans les transports. Lui ne semblait pas menaçant et n'était apparemment pas armé.»
Une hache sur le cou
Au bout de quelques minutes, notre témoin voit plusieurs passagers remonter depuis le wagon de queue jusqu'à la tête du train, «l'air assez stressé». Brad enlève ses écouteurs. Aucune annonce au haut-parleur. Il retrouve donc le silence et se concentre sur sa vidéo. «Je n'aurais peut-être pas dû remettre mon casque. Depuis quelques secondes, le forcené essayait de me demander de me lever et de rejoindre les autres otages dans le premier wagon.»
L'absence de réaction de l'ancien «lieutenant dans l'armée française et sergent chez nous» agace visiblement l'inconnu. «Il plaque le bord tranchant de sa hache sur mon cou, raconte la victime. D'un mouvement de sa lame vers le haut, il fait en sorte que je me lève. Je n'ai pas réfléchi, j'ai su qu'il ne fallait pas discuter.» La nuque râpée, c'est la seule blessure physique subie par l'otage ce jour-là.
«Patient, limite souriant... pas énervé, mais insistant»: c'est ainsi que Brad décrit alors l'Iranien, dont la langue est le farsi et qui portait également un marteau. «Dans un anglais médiocre que j'ai pu interpréter, il répétait 'go, go, go' en montrant le haut du train de sa hache, se souvient le Sainte-Crix. Voyant que je restais calme, il m'a demandé de dire aux autres de faire pareil.»
Porte-parole et traducteur
Fort de sa fonction de «porte-parole» et de «traducteur», Brad entre dans le wagon de tête: «Levez-vous, il y a quelqu'un qui, clairement, a quelque chose à nous dire. Il est armé, ne vous en faites pas, tout va bien se passer», glisse-t-il aux autres passagers «de la manière la plus simple possible».
Une fois les treize passagers regroupés à l'avant, le preneur d'otage veut que le conducteur soit prévenu et qu'il stoppe le train. Des jeunes s'exécutent, toquant à la porte. Mais la manœuvre est «mécaniquement impossible» à l'approche de la gare d'Essert-sous-Champvent. Le preneur tire donc le frein d'urgence, ce qui bloque les portes. Le train est arrêté, le chauffeur rejoint les otages.
Avec l'employé de Travys — applaudi par ses patrons pour son sang-froid — et un autre homme, notre témoin est l'un des trois interlocuteurs privilégiés du forcené. Traduire, temporiser et éviter la panique: tels étaient leurs rôles. Brad est «à quelques centimètres» du preneur d'otage et se voit «faire bouclier» en cas de pépin: «J'ai regardé les otages, la plupart étaient jeunes, ou pas en mesure physique de faire face à cet individu.»
Demande à parler à la police
Entre 18h30 et 19h, le requérant d'asile aurait tenté d'expliquer les raisons de son geste criminel «pendant une vingtaine de minutes». La communication n'est pas facile. «Dans une langue que nous ne comprenions pas et au timbre agressif, il parlait en agitant son marteau et sa hache non loin de nos visages, restitue le gérant d'un commerce yverdonnois. Son visage était balafré de très grandes cicatrices. C'est là que nous avons réalisé le sérieux de la situation.»
Les otages ont toujours leur téléphone et prennent des vidéos de la scène. On y voit le preneur d'otages évoquer les pays qui ont parsemé son parcours migratoire. Voyant qu'il est filmé, l'Iranien invite les otages à appeler les forces de l'ordre. «On était très surpris et cela nous a un peu rassuré, admet le témoin. Il tenait à être entendu par la police et pensait que le seul moyen pour que cela arrive était de nous tenir en otage.»
Du calme à la «folie»
Le forcené entre en pourparlers avec la police et avec un interprète en farsi. Il ne désire qu'une chose: revoir une ancienne employée d'un centre pour requérants qui l'aurait «envouté», comprend Brad. Mais il n'obtient pas tout ce qu'il veut et son état psychique est instable.
«Je n'ai jamais vu un changement psychologique aussi effarant, certifie le Vaudois. D'une seconde à l'autre, il nous expliquait sa vie calmement puis criait qu'il allait tous nous tuer. Il pouvait passer du calme apparent à un comportement de 'fou', il n'y a pas d'autre terme.» Le requérant hurle, se gratte frénétiquement et se cogne la tête contre les barres en métal du train. D'une force telle que Brad avoue ne pas comprendre comment il ne s'est pas mis K.-O. tout seul.
Un homme instable
Trois moments illustrent cette instabilité, selon le témoin. Le preneur d'otages attrape d'abord la main d'un jeune passager et l'emmène hors de la vue de la plupart des autres. «Il menace la police de frapper, abat sa hache, mais s'arrête à quelques millimètres seulement des doigts du garçon, raconte Brad. Le jeune homme était terrorisé, c'était terrible, plus personne n'arrivait à calmer qui que ce soit.»
Plus tard, le preneur d'otages se met en tête de ligoter les passagers un par un. «Une fois que j'aurai fini, vous serez morts», fait-il comprendre à Brad, la peur au ventre. Deux personnes sont contraintes par du fil de pêche, avant que le migrant ne se ravise.
Enfin, vient le moment de ces «quatre heures de cauchemar» que Brad n'oubliera jamais, celui qui l'empêche de dormir jusqu'au jour de son témoignage. Le forcené compte d'abord les otages, puis se met à aiguiser la lame de sa hache à l'aide d'un outil sorti de son sac.
«C'était comme dans un film d'horreur, relate Brad. Pendant vingt minutes, il nous a ordonné de nous taire. Le bruit était atroce.» C'est la panique pour les otages, qui envoient des messages à leurs proches tandis que l'arme passe de brunie par la rouille à parfaitement aiguisée.
Le petit miracle de la soirée
Vient le moment de libération. À 21h30, la police informe les otages qu'elle est prête à intervenir et leur intime de rester assis dans leurs sièges, sans bouger. Le temps passe.
À 22h, le forcené passe dans une phase plus calme. «Il sourit, en disant qu'il n'est pas un problème, que nous non plus et qu'il veut bien qu'on fume une cigarette», se souvient Brad, presque en souriant lui aussi. Le climat redevient apaisé. «C'est un peu le petit miracle de la soirée», ose l'otage.
Le conducteur explique à l'Iranien que si tous fument au même endroit, les alarmes du train vont se déclencher. Il propose que les fumeurs se répartissent dans plusieurs coins du wagon, ce que le preneur d'otages finit par accepter. «C'est ce qui a dû signer, malheureusement, la fin pour lui. Mais aussi la fin pour nous.»
L'intervention de la police
Brad explique que le preneur d'otages se dirige en premier vers le deuxième wagon, s'isolant ainsi des otages. L'ancien lieutenant franco-suisse transmet alors à ses camarades que, selon lui, le moment de l'intervention est venu.
Il fait revenir les fumeurs et tous les autres à leur place «pour éviter que le DARD ne fasse une erreur». Au téléphone, une voix policière crie: «Plaquez-vous! Go, go, go!» C'est là qu'arrivent les déflagrations qui ont fait diversion, et que les vitres du train explosent.
Le conducteur est le dernier à s'asseoir et tout le monde se plaque contre son siège. Le forcené se retourne contre ses otages et s'est mis en route dans leur direction, mais les officiers interviennent.
Brad Smith raconte les derniers instants du preneur d'otages: «Il sort quelque chose, qu'il prend dans sa main. Je ne peux pas confirmer ce que c'était, mais la presse m'a appris plus tard qu'il s'agissait d'un couteau. Il l'a clairement levé au-dessus de sa tête et il a couru trois-quatre pas en hurlant des mots en farsi. C'est vraiment évident: il a voulu attaquer un officier du DARD. Il était à deux mètres à peine de l'officier, qui a riposté en ouvrant le feu. Sa vie était en danger, c'est normal. Au début, ils ont essayé de l'appréhender. Il s'est échappé des deux officiers qui essayaient de le maîtriser pour aller attaquer le troisième. Malheureusement pour l'officier, il n'a pas eu d'autre choix que de l'abattre.»
Parmi les otages, tous n'assistent pas à la scène. La police les évacue un par un depuis le fond. C'est le soulagement. Les 13 séquestrés se retrouvent dans une étable d'Essert-sous-Champvent, puis au commissariat d'Yverdon, où ils font leur déposition à la police, accompagnés par des psychologues.