Un jingle, puis une blague. «Buvez beaucoup… d’eau! Bien sûr. Il est 9h.» Ce vendredi matin, Antoine Droux vient de donner rendez-vous à son «public génial» «pour de nouvelles aventures sur la RTS», après lui avoir déclaré sa flamme — façon cœur de rockeur. Tatoué, bague tête de mort au majeur, le journaliste vient d’animer la der de «Médialogues», émission née en 2007, qu’il produisait depuis 2018.
«Au moment où Antoine Droux a manifesté sa volonté de travailler sur de nouveaux projets, la direction de RTS La Première réfléchissait déjà à la programmation de «Médialogues», écrit Ambroise Jolidon, dans un mail adressé à Blick. Si la thématique des médias est très importante, la fréquence de l’émission et son emplacement n’étaient plus tout à fait adaptés.» Le chef d’antenne précise que le sujet continuera d’être traité sur les ondes, notamment dans la matinale du samedi.
Le Jurassien, lui, sera de retour tous les vendredis matin, entre 9h et 10h, pour une parenthèse culinaire et interactive dans l’émission «On en parle». Le 25 août, il recevra Franck Giovannini, chef de l’Hôtel de Ville de Crissier, sur le thème des haricots verts. Antoine Droux mijote aussi un nouveau podcast pour décembre.
Le bientôt quinqua aura bouffé de l’actu médiatique depuis 2009, interviewés des dizaines et des dizaines de journalistes, de sociologues. Ce mercredi après-midi, sur une terrasse ombragée du centre historique de Lausanne, l’homme de radio se retrouve de l’autre côté de la nappe. Qu’est-ce qui a changé pour la profession ces dix dernières années? De gauche, les journalistes? Quid de la nouvelle génération, parfois jugée trop militante? Interview au «tu» confraternel — entre journalistes, on se tutoie même si l'on ne se connaît pas.
T’interviewes des journalistes depuis de nombreuses années. T’aimes être interviewé?
Non… Comme beaucoup d’autres journalistes. Je m’en suis rendu compte en faisant mon émission (rires). Je ne déroge pas à la règle. Je n’ai ni l’habitude ni l’appétence d’être interviewé.
T’es triste que ça s’arrête, «Médialogues»?
Je suis heureux de faire ce que je vais faire maintenant. Ça fait 15 ans que je parle des médias, de journalisme et de numérisation. Fin 2022, j’ai fait des propositions à la direction autour de sujets que j’avais envie de traiter. Il y aura donc cette émission sur la cuisine et ce podcast «mystère», qu’on dévoilera début décembre.
Avec ta nouvelle émission culinaire, tu retournes vers d’anciens souvenirs: tu viens du monde de la gastronomie!
Oui! En 1988, j’ai commencé, à 15 ans, un CFC de cuisinier. Je l’ai obtenu avec la note de 5,5: meilleur apprenti jurassien, en 1991! Par la suite, j’ai travaillé pendant cinq ans dans les cuisines de grands hôtels, à Zurich, Lausanne ou Montreux. J’ai commencé ma carrière radiophonique en 1996.
Puisqu’on parle de bouleversements… T’es un des plus grands observateurs des médias de Suisse romande et au-delà: qu’est-ce qui a changé ces dix dernières années?
Ce qui a changé, c’est la pixélisation de la consommation. L’offre a explosé. On consomme un petit bout de ci ici, un bout de ça là. Le tout, multiplié par mille canaux différents. Netflix, Disney +, TikTok, Instagram, … Les plateformes se battent pour l’attention permanente du public.
Quid des médias d’information?
Beaucoup n’ont pas cru que ça allait changer à ce point. C’est rigolo: en 1997-1998, je travaille à Fréquence Jura et j’adore le web. Je tanne tout le monde pour qu’on fasse un site, qu’on mette des photos. Le rédacteur en chef de l’époque me dit: «Tu sais, ton internet, c’est une mode! Dans six mois, plus personne n’en parlera.» C’est une attitude qui a existé très longtemps dans les médias romands.
Vraiment?
On a longtemps dit qu’internet était un truc de geek, qu’on voudra toujours lire son journal papier, que c’est là qu’on gagne le plus d’argent, etc. Résultat, on a pris du retard à tous les niveaux. Il y a eu un déni pendant très longtemps et quand on s’est réveillé, on n’était pas montés dans le train. Il n’y avait pas les bonnes personnes aux bons endroits dans les rédactions, on n’avait pas les bonnes habitudes.
Aujourd’hui, les médias romands sont à la page?
Les choses sont en train de se mettre en place, de plus en plus.
Quel est l’événement le plus marquant dans le paysage médiatique romand ces dernières années?
Je pense que l’arrivée de Blick et de Watson en Suisse romande marque le début d’une nationalisation médiatique en Suisse. Historiquement, chaque canton avait ses médias autonomes. Aujourd’hui, Ringier met Blick en Suisse romande. La rédaction de Lausanne adapte des articles de l’allemand vers le français, la rédaction de Zurich reprend parfois vos scoops. Watson fait la même chose. Les rédactions de Tamedia font des coups médiatiques à travers plusieurs de leurs titres. C’est le début de quelque chose qu’on ne connaissait pas avant en Suisse.
On a parlé des médias, parlons des journalistes. Comment perçois-tu la nouvelle génération qui arrive dans la profession?
Elle me fait envie. Parce que, pour se lancer dans le journalisme aujourd’hui, il faut vraiment le vouloir.
Pourquoi?
Parce que c’est difficile. Difficile de faire de l’info fiable tout le temps. Difficile d’évoluer au milieu des armées de communicants. Difficile de chercher la vérité. Difficile de ne pas trouver de job. Difficile de vouloir faire des reportages au long cours alors qu’on te demande quatre petits papiers par jour. C’est pour ça que je suis admiratif des gens qui se lancent dans ce métier et qui ont envie de l’embrasser, de partir — comme beaucoup de journalistes avant eux — en mission. En mission pour informer. Aujourd’hui, il y a beaucoup moins de places et les conditions sont très difficiles. Il n’y a plus de pognon pour informer. Et, moi qui ai 50 ans cette année, je trouve cool de me faire un peu bousculer par de jeunes collègues, de jeunes plumes qui ont d’autres envies, d’autres manières d’écrire, d’autres préoccupations.
T’as l’impression que c’est une génération militante, comme on l’entend souvent?
C’est un peu ce que je ressens. Des gens qui disent que l’objectivité n’existe pas, qu’il faut dire qui l’on est avant de pouvoir écrire. Pour moi, ce n’est pas le rôle des journalistes. Si tu veux dire d’où tu parles, jusqu’où tu vas dans le dévoilement de ton intimité? Qu’est-ce qui est important aux yeux du lecteur? Où t’es né? Dans quel milieu t’as grandi? Ton orientation sexuelle? Tes préférences gastronomiques? Dans mon émission de cuisine, je dois dire ce que j’aime manger? Est-ce que, si je fais une émission sur les moules, je dois dire que je n’aime pas ça? Ben non.
Tu n’aimes pas les journalistes qui parlent au «je» et se mettent en scène?
Tu peux utiliser le «je» et te mettre en scène, si c’est assumé et surtout, si ça apporte quelque chose. Mais il ne faut pas oublier qu’on parle là d’articles qui sont assez rares. Le quotidien des journalistes, ce n’est quand même pas tous les jours sexy. C’est bâtonner de la dépêche, se taper des rapports de Grand Conseil, c’est faire mille téléphones pour déboucher sur rien… C’est ça qui fait le 98% des contenus. Mais c’est important d’avoir de tout. D’avoir le gâteau, pour se nourrir, et les paillettes pour se réjouir.
Important pour qui?
Pour le public! Tu t’informes et tout à coup t’es happé par un reportage, fasciné par une histoire.
Une enquête montre que les jeunes journalistes souffrent du stress et des heures supplémentaires, et veulent en faire moins. Ça te choque?
Pour moi, ce n’est pas propre au journalisme mais à une nouvelle génération qui ne veut plus se tuer à la tâche. Les jeunes ne veulent plus faire 60 heures par semaine en étant payé au lance-pierre, tout en se faisant engueuler à la fin. Je trouve ça normal. Mais malgré tout, il y a de la passion et de la conviction dans cette nouvelle génération.
L’enquête dit d’ailleurs que leurs motivations sont les mêmes que celles de leurs prédécesseurs.
Parmi les centaines d’invités que j’ai eus dans «Médialogues», je peux te dire que tout le monde avait la passion et la conviction. Et, s’il y a de l’actu, de l’urgence, je sais que, dans n’importe quelle rédaction, tout le monde est là, tout le monde reste, tout le monde est sur le pont.
Y a-t-il des clichés sur les journalistes qui t’énervent? Est-ce que c’est vrai que tous les journalistes sont de gauche?
Non, non, non, ce n’est pas vrai. Et d’ailleurs même si tous les journalistes devaient être de gauche, on s’en fout. Tant qu’ils font bien leur boulot, respectent leur code de déontologie, tant qu’il vise, si ce n’est l’objectivité, au moins l’impartialité. Le journaliste… Ah, ça y est, je commence à citer les fameuses phrases. «Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus que de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie» (ndlr: citation du célèbre journaliste français Albert Londres dans son livre «Terre d’ébène»). Porter la plume dans la plaie, c’est dénoncer des injustices, dénoncer des scandales, montrer comment la société évolue. Faire tout ça, c’est être de gauche? Je ne crois pas. Je vois plutôt un autre problème dans nos rédactions.
Lequel?
L’origine socioculturelle des employés. A la radio par exemple, à ma connaissance, je suis un des seuls à avoir un CFC et à ne pas avoir fait l’uni. D’ailleurs, c’est assez drôle, la seule fois où je suis allé à l’uni, c’était pour donner des cours d’introduction au journalisme. Et il faudrait aussi qu’on intègre plus de segundos, de personnes étrangères, qui représentent une énorme partie de la population en Suisse et ne sont pas représentés dans les rédactions.
Je continue dans les clichés. Les journalistes sont-ils des politiques qui s’ignorent?
C’est vrai qu’on a envie d’avoir un impact, de faire bouger les choses. Le journalisme doit être utile. Et peut-être que, pendant un temps, quand l’argent coulait à flots, les journalistes avaient un peu oublié que leur mission première était d’être utiles à la société. Peut-être qu’ils se sont trop installés dans la certitude que leur analyse politique était tellement intéressante qu’elle méritait une double page, une accroche en une et l’affichette. Alors que tout le monde s’en foutait parce que c’était une sous-commission du Conseil national et qu’il allait y avoir trois ans de débats avant qu’on vote sur un référendum!
On doit faire quoi pour toucher le public aujourd’hui?
Aujourd’hui, dans ce paysage pixélisé, ton contenu doit être utile. Il peut être utile parce qu’il est concernant, parce qu’il t’apprend quelque chose, parce qu’il est divertissant. Les médias, ça sert aussi à divertir. Mais le mot divertir est malheureusement encore un gros mot dans beaucoup de rédactions. Ben non, la forme, ça compte: ne sois pas chiant! Victor Hugo disait: «La forme, c’est le fond qui remonte à la surface.» C’est tellement juste.
Quel regard portes-tu sur les attaques contre le métier de journaliste?
Elles sont le plus souvent injustes et ont beaucoup trop d’écho par rapport à la place qu’elles ont vraiment. Il y a un effet de loupe des réseaux sociaux. Regarde la dernière étude de l’Université de Zurich sur la confiance dans les médias: en Suisse, ça va. Confiance et crédibilité sont globalement stables. Ce qui est beaucoup plus inquiétant, c’est qu’il y a 38% d’indigents médiatiques en Suisse, selon cette étude. De plus en plus de gens qui n’ont plus de contact avec l’information. C’est un drame. Parce que ça veut dire qu’on n’a plus de communauté. Ou, au contraire, qu’on a beaucoup trop de petites communautés qui s’agglutinent autour de rien. Autour d’une série télé ou d’un cupcake à la mode. Tu ne peux pas faire société si tu n'as pas un socle commun de connaissances du monde.
Et les charges contre le service public? L’initiative pour une baisse de la redevance à 200 francs?
C’est compliqué de me prononcer parce que je fais partie du service public et que je n’ai pas une vision d’ensemble sur toutes les autres émissions. Je rappelle juste le score de l’initiative «No Billag»: 71,6% de non, en 2018.